Interview de Henri-Pierre ABERLENC
Entomologiste au CIRAD
Campus de Baillarguet – Montferrier-sur-lez
Henri-Pierre ABERLENC est un entomologiste travaillant au sein du CIRAD, il est naturaliste, taxonomiste et spécialiste des espèces tropicales.
Je remercie Henri-Pierre ABERLENC d’avoir répondu avec autant d’enthousiasme à mes questions et de nous offrir cette interview vraiment passionnante.
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Vous êtes ingénieur entomologiste pour le CIRAD et au sein du CBGP, pouvez-vous nous présenter l’organisation et le rôle de ces structures ?
Le CIRAD (Centre International de Recherche Agronomique pour le Développement) est un institut français public de recherche agronomique, principalement (mais pas exclusivement) dans les régions tropicales. Il a des agents dans de nombreux pays, une administration parisienne et un centre de recherche à Montpellier. Le CBGP (Centre de Biologie pour la Gestion des Populations) est une UMR (Unité Mixte de Recherche) basée à Montpellier qui rassemble des chercheurs, des ingénieurs, et des techniciens de l’INRA, de l’IRD, du CIRAD et de Montpellier SupAgro. On y mène des recherches scientifiques pointues sur des organismes d’intérêt agronomique (espèces invasives, ravageurs, auxiliaires…) ou sur des problématiques de biodiversité et de phylogénie. En tant qu’entomologiste au CIRAD, nous sommes avec mes collègues détachés au CBGP.
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Depuis combien de temps travaillez-vous pour le CIRAD? Quel a été votre parcours?
Je suis entomologiste au CIRAD depuis 1982. Mon parcours a été atypique et je ne crois pas qu’il serait encore possible aujourd’hui, car désormais tout est calibré dans des filières académiques, règles, lois et procédures encore non contraignantes ou impensables il y a une trentaine d’années. Pour ce genre de parcours (devenir un chercheur scientifique moderne), il faut être matheux et avoir un formatage et une mentalité qui me sont étrangers.
Comme Obelix, je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit : je ne pourrais imaginer ma vie sans que l’entomologie y tienne sa part, une part importante mais pas exclusive, car je m’intéresse à trop de choses pour pouvoir me cantonner à une seule ! (c’est d’ailleurs le cas en entomologie : je ne cesse de toucher à tout, et à trop embrasser je ne me suis jamais spécialisé). L’entomologie est une « violente amour », et l’enthousiasme de mes 11 ans remonte très vite à la surface dès que je tombe sur une nouvelle merveille ! Trop hédoniste et n’ayant jamais été matheux, je n’ai pu faire d’études scientifiques, malgré des notes excellentes en Biologie et Géologie et passables en Chimie.
J’ai donc été recruté comme technicien par le patron (Philippe BRUNEAU DE MIRE, un naturaliste complet comme on n’en voit guère) du laboratoire de faunistique (où l’on faisait de l’identification d’insectes) après qu’il ait testé mes connaissances et mon savoir-faire entomologiques. Heureux temps où un patron de labo pouvait recruter lui-même dans son équipe un non diplômé après l’avoir jaugé sur le plan humain et sur ses seules compétences, et non comme maintenant selon ses diplômes et via un jury et via une procédure rigide sensée être neutre et équitable (mais aux dés souvent pipés en sous-main en réalité). Ensuite, j’ai beaucoup appris sur le tas et j’ai pu valoriser mon travail, montant les échelons jusqu’à devenir cadre et ingénieur. N’ayant jamais été carriériste, cela s’est fait presque malgré moi, sous la pression de mon entourage, car le bonheur d’aller tous les matins au labo me suffisait amplement…
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Pour beaucoup de monde, étudier les insectes est une activité plutôt abstraite, expliquez nous en quoi consiste votre métier : quelles sont les thématiques abordées? Sur quels projets scientifiques travaillez-vous actuellement ?
Je suis un entomologiste de la vieille école : naturaliste de terrain qui mouille sa chemise dans la nature, morphologiste et alpha taxonomiste au labo, préparant, disséquant, dessinant, photographiant, identifiant ses échantillons, les classant en collection et rédigeant ses publications en français ! (et sous contrainte en anglais).
Cela ne m’empêche pas d’apprécier l’apport, la fécondité et l’intérêt (et aussi leurs limites) de la cladistique et de la biologie moléculaire, mais c’est avec d’amères arrières pensées, car ces domaines « branchés » ont amené en France (et ailleurs) les disciplines naturalistes traditionnelles au bord de l’extinction après les avoir complètement dévalorisées et ringardisées et avoir raflé la part du lion des postes et des crédits, du moins dans le secteur académique et de la recherche publique, l’histoire naturelle étant désormais très majoritairement portée par les amateurs (qui n’ont pas attendu la mode des « sciences participatives » pour faire un remarquable et irremplaçable travail).
Thématique 1 : Expertise – identification
Le labo de faunisitique, qui était au départ un labo de détermination d’espèces tropicales d’intérêt agronomique, a disparu, dissout dans le CBGP : avec mes deux collègues entomologistes issus du labo de faunistique, nous continuons à faire des déterminations, mais c’est devenu très marginal.
Thématique 2 : enseignement – vulgarisation
Nous faisons aussi un peu d’enseignement en entomologie, en partenariat avec Montpellier SupAgro. Nous formons aussi des stagiaires qui sont soit des professionnels, soit des étudiants en agronomie. Le temps que nous y consacrons est volontairement réduit, car nous avons d’autres missions (nous ne sommes pas des enseignants, ni des enseignants-chercheurs).
J’ai publié plusieurs volumes de la collection « Faune de Madagascar » (IRD Editions – 94 volumes).
Je suis en train de finir un vaste projet qui se sera étalé sur 10 ans : le manuel « Les insectes du Monde. Biodiversité. Classification. Clés de détermination des familles » : plus de 1000 pages, plus de 500 planches, 51 coauteurs de 14 pays… C’est une version complètement renouvelée et très augmentée d’un petit manuel paru en 1989, fait au départ à l’usage de nos étudiants.
Réunir et coordonner 50 collègues n’est pas une mince affaire, et si c’est au final très enrichissant, quel souci de courir après des auteurs débordés, manquant de disponibilité, pour les relancer sans cesse et réclamer leurs contributions ! Et il faut arriver à donner une unité à un travail fait à 100 mains, tout revoir à la virgule près… On devrait avoir terminé la rédaction vers la fin de cette année, et le manuel devrait sortir fin 2016. Tous ceux qui ont eu à publier un livre collectif comprendront de quoi je parle ! Et quand je pense au fameux « Traité de Zoologie », ce monument coordonné par P.P. Grassé, vu à travers ma modeste expérience, mon admiration pour la puissance de travail de ce grand bonhomme est encore accrue ! On ne rendra jamais assez hommage à ce grand biologiste, aujourd’hui injustement décrié et plongé dans un oubli volontaire par ceux qui ont pris le pouvoir en biologie.
Thématique 3 : recherche en systématique (appliquée ou non)
Nous publions des signalements d’espèces invasives, des études sur la faune tropicale, des descriptions d’espèces, des révisions de genres ou de familles, des phylogénies…
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Quelles sont les retombées positives de vos découvertes sur la vie des populations locales, de la société en général et d’un point de vue scientifique ?
Sur les populations locales : notre expertise s’inscrit en général dans des programmes agronomiques consacrés soit à telle ou telle plante cultivée (palmier, café, cacao, cultures vivrières, etc.), soit à des systèmes de cultures. Nous ne sommes alors qu’un petit rouage dans un ensemble bien plus grand, et notre impact est impossible à évaluer directement. Cela dit, rien ne pourrait se faire de solide si l’on ne savait pas à quelles espèces de ravageurs ou d’auxiliaires on a à faire! Utilité pratique de la systématique, de la taxonomie et de la détermination !
Parfois, ce sont des entreprises qui nous demandent une expertise sur des ravageurs de denrées stockées, sur telle espèce invasive : notre utilité en termes économiques est alors évidente et immédiate. Exemple : il y a un bostriche dans un meuble importé de Chine, est-ce une espèce d’ici ou de Chine ? L’espèce vient de Chine, donc l’importateur n’est pas responsable. Cette espèce met-elle en péril le stock de meuble ? Etc.
Depuis plus de 30 ans, des particuliers (ou des collègues non entomologistes) affolés parce qu’une bestiole envahit leur maison, leur jardin, viennent nous demander à quoi ils ont à faire ! Presque toujours, nous les rassurons, nous dédramatisons… ce service public, absolument informel, non-officiel, fait aussi parti de notre rôle social…
Nous apportons notre modeste pierre à la littérature entomologique mondiale par nos publications, par nos travaux taxonomiques, et aussi par notre collection, qui est un précieux patrimoine témoignant de la biodiversité.
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L’entomologie ouvre des champs de recherche infinis, comme la biologie, l’écologie, la systématique, la génétique… Quels sont ceux qui vous passionnent ? Pourquoi ?
Depuis 1969, et jusqu’à aujourd’hui, la beauté des insectes ne cesse de m’émerveiller. Beauté de l’insecte vivant dans son milieu, beauté de l’insecte devenu échantillon scientifique, observé à la bino ou MEB (Microscope Electronique à Balayage). Et aussi beauté de l’insecte photographié ou dessiné !
Mes domaines favoris touchent à l’inventaire de la biodiversité : systématique, moeurs et biogéographie des espèces. Il y a là un champ en pratique illimité ! C’est tellement vaste que les horizons sont sans cesse renouvelés et élargis. Et comme ma sensibilité me pousse à apprécier les belles formes et les belles couleurs, l’aspect morphologique de la systématique ne pouvait que m’attirer.
Et saisissons en passant cette occasion pour affirmer avec force que prétendre connaître la biodiversité en faisant l’impasse sur la systématique et la taxonomie est une imposture intellectuelle et morale absolue.
Et aussi pour dire que le Vivant ne se réduit pas à des séquences ADN, même s’il n’existerait pas sans celui-ci : le tout n’est pas que la simple addition des parties, regrettable réductionnisme mécaniste hérité de Descartes et dont l’efficacité pratique masque la fausseté absolue !
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Votre métier consiste en partie à déterminer des espèces et à décrire la biodiversité d’agrosystèmes et d’écosystèmes, si vous en avez une, quelle famille, ou espèce, d’insectes vous intéresse le plus ? Qu’a-t-elle de si particulière ?
Mon travail au cours de 33 dernières années m’a fait m’intéresser à des insectes de groupes taxonomiques très variés, ce qui va avec mon coté touche-à-tout, et du coup je ne me suis jamais spécialisé dans un groupe particulier : je suis généraliste, avec une série de centres d’intérêts. Disons que j’ai un faible pour les Coléoptères, mais c’est un groupe bien trop vaste pour être une spécialité !
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C’est une chance de pouvoir faire de sa passion un métier et donc de pouvoir vivre de sa passion. Quelle est pour vous la plus grande satisfaction professionnelle que vous offre votre métier ?
C’est d’être en contact avec des collègues de toute la France et du monde, amateurs et professionnels. Quel enrichissement humain et intellectuel ! C’est le plaisir d’être avec un noyau de proches collègues depuis plus de 30 ans : on a tellement travaillé ensemble, on a aussi tellement partagé de moments passionnés et aussi tellement ri ensemble ! Sans eux, le labo serait triste et vide. C’est de découvrir sans cesse du nouveau en entomologie.
C’est aussi la rencontre avec des pays tropicaux, avec une humanité à la fois identique (nous sommes faits de la même « pâte humaine ») et incroyablement différente de nous sur le plan culturel : cela évite la bévue si banale de projeter sur les autres notre vision des choses. Ils ne les voient pas comme nous, et tant mieux !
Passionné par la biodiversité biologique, par sa connaissance et sa protection, je suis aussi passionnément défenseur de la biodiversité culturelle, de l’identité des peuples, de la pluralité linguistique, du droit de tous les peuples à rester eux-mêmes, sur leur sol… toute biodiversité mise à mal par la mondialisation.
Je suis aussi très heureux de travailler de temps en temps avec Richard RANDRIAMANANTSOA, un excellent collègue malgache, sur les vers blancs (larves de Coléoptères scarabéidés) présents en riziculture pluviale (non inondée) d’altitude à Madagascar : questions taxonomiques et agronomiques sont étroitement mêlées, et les aspects humains et entomologiques de ce travail feront partie de mes meilleurs souvenirs professionnels.
Je dois aussi évoquer, de 1989 à 2012, l’aventure du radeau des cimes à laquelle j’ai eu le privilège de participer, autour de Francis HALLE et de son équipe de vieux copains : que de moments inoubliables vécus avec eux ! Et j’ai eu aussi le privilège de participer à deux expéditions archéologiques à Vanikoro, petite île volcanique du Pacifique, sur les lieux du naufrage de Lapérouse en 1788 : j’ai contribué à l’inventaire (fatalement incomplet) de l’entomofaune locale, riche de pas mal d’endémiques…
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Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui souhaiteraient travailler comme entomologiste ? Quelles sont les qualités à avoir et quelles sont les contraintes professionnelles à prendre en compte ?
Répétons-le, ma trajectoire professionnelle, avec un grand degré de souplesse, d’initiative et de liberté, n’est plus possible pour un jeune dans le contexte actuel de la recherche. Elle aura été très heureuse, quoique assombrie ces dernières années par ma perspective d’être le dernier des Mohicans, de se sentir ringards et sans successeurs. Je ne suis pas sûr qu’il y ait en France (Muséum, IRD, INRA, CIRAD…) un avenir professionnel pour des jeunes qui voudraient faire de la systématique et la taxonomie, qui connaissent les espèces sur le terrain et qui font de la morphologie. : on ne recrute plus que des molécularistes qui font des phylogénies, et encore il y a peu de postes.
Pour faire de la recherche, il faut désormais avoir de l’entregent, un esprit de compétition (contemplatifs et idéalistes s’abstenir !), savoir saisir le vent qui tourne, être un rédacteur de projets dont la plupart seront refusés, courir après les crédits, publier en anglais (le français n’est plus considéré que comme un dialecte ringard – d’ailleurs nos jeunes diplômés en sciences ignorent l’orthographe), être obsédé par le facteur H et par l’IF, adhérer au paradigme scientifique actuel (ce qui implique s’interdire de le contester).
Et ne songez pas à écrire des faunes ni à faire des livres : en terme de carrière, c’est absolument contreproductif. Cela prend du temps et il n’y a pas d’IF !
Et si l’on n’a pas la chance d’être recruté, être un précaire, mal payé après de très longues études, un intermittent de la science allant d’un contrat à un autre avec des périodes de chômage… les intermittents du spectacle, eux, ont un statut bien plus enviable ! Et ne croyez pas que vous pourrez choisir les sujets qui vous passionnent : vous ferez ce qui est à la mode et approuvé par ceux qui accepteront votre projet pour vous financer. Plus le temps passé en réunions, en administration, à rendre compte de vos activités dans des rapports, à être évalué… il vous restera même un peu de temps pour faire de la recherche !
Donc vous pourrez passer votre doctorat, par exemple au Muséum ou au CBGP, où vous apprendrez à faire des phylogénies : ce sera un bagage intellectuel d’un grand intérêt, mais pour la systématique classique, vous devrez être autodidacte! Et ensuite, pour être recruté, il y aura peut-être, au compte goutte, un poste au CIRAD, ou à l’INRA, ou en Chine, ou en France dans un bureau d’études ou dans un parc naturel, voire dans un musée local (avec combien de candidats à chaque fois ?).
Je ne peux que conseiller à un jeune entomologiste enthousiaste (et il y en a, Dieu merci) de faire des études scientifiques pour le bagage intellectuel, puis de faire un métier alimentaire qui laisse assez de temps libre pour faire de l’entomologie en amateur, en toute liberté, tout en adhérent à une ou plusieurs associations d’Entomologistes, à commencer par la Société entomologique de France.
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Faites-vous de l’entomologie en dehors du cadre professionnel ? Quel est votre implication à titre personnel ?
Etant, comme je l’ai dit, « tombé dans la marmite quand j’étais petit », je fais également de l’entomologie à titre privé, pendant mes loisirs. Comme beaucoup de collègues, j’ai aménagé une pièce en labo, avec bibliothèque et collection. Habitant en sud-Ardèche, je me tourne vers les bestioles de la région. Mes sujets de prédilections sont la faune édaphique et souterraine, l’inventaire de la faune de la vallée de l’Ibie, etc.
Le plus gros morceau est ma participation à l’Inventaire général de la Biodiversité (ATBI) de l’écocomplexe de Païolive, dans le cadre de l’ « Association Païolive » (loi 1901). Je coordonne la partie Arthropodes. Il y a un travail énorme à accomplir, et j’ai de quoi m’occuper pour les décennies à venir ! (Avis aux collègues, leur contribution à l’inventaire dans leur groupe favori est la bienvenue!) Et quand ils me sollicitent, je donne un coup de main en tant qu’entomologiste à des associations et à des militants locaux de la protection de la nature (Frapna, Association Païolive, etc.).
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A la veille de la COP21, jamais les enjeux concernant la préservation de l’environnement et de la biodiversité n’ont été aussi cruciaux, quel est votre degré d’optimisme à ce sujet ? Pensez-vous que l’érosion de la biodiversité pourra être freinée dans les décennies à venir ?
Aucun optimisme : les mesures positives de protection de la nature et anti-pollution (qu’il faut soutenir) sont sans cesse débordées par la dégradation générale des choses (et le peu qui est fait est encore contesté par les grands lobbies économiques des villes et des campagnes, qui ont une incroyable indifférences pour la nature, sauf pour les espèces économiquement exploitables ou qu’on peut chasser).
Ces grandes conférences internationales ne débouchent sur rien d’efficace, en tout cas jamais sur rien à la hauteur de l’enjeu : poudre aux yeux et imposture, qui font croire à l’opinion publique qu’on fait quelque chose ! De toutes manières, tout le monde parle de biodiversité, ce qui donne l’illusion qu’on s’y intéresse, mais les décideurs ne savent pas de quoi il s’agit, pas plus que les gens, ni même que la plupart des scientifiques : pour savoir de quoi il s’agit, il faut être à la fois naturaliste de terrain, observer les êtres vivants dans leurs milieux et être taxonomiste… et/ou être réellement amoureux de la nature. Cela fait peu de monde au total, ou en tout cas une minorité : malgré les beaux discours (dont la tartuferie me révulse), la majorité se fiche de la biodiversité et c’est normal, on ne peut pas se sentir concerné par ce qu’on ignore.
L’érosion de la biodiversité va se poursuivre, je ne vois pas ce qui pourrait stopper la tendance ! Et je ne parle pas en l’air, mais sur la base de mon expérience de naturaliste de terrain depuis plus de 40 ans : je vois les populations des espèces d’insectes diminuer, les biotopes disparaître, ou se vider de leur faune, ou se banaliser… le changement qui serait nécessaire serait trop radical pour qu’il soit possible…
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Pour finir, vous avez participé à l’inventaire de la forêt de San Lorenzo au Panama, avez-vous une anecdote à nous raconter sur la découverte de l’une de ces espèces ?
Une centaine d’entomologistes ont travaillé sur ce projet pendant presque 10 ans (pas à temps plein bien sûr !).
Dans le cadre du projet IBISCA, plus de 6 000 espèces d’Arthropodes ont été recensées sur près d’un demi hectare, ce qui a permis d’estimer, en extrapolant ce chiffres par diverses méthodes statistiques à l’ensemble des 6 000 hectares de la forêt, que le nombre total doit approcher 25 000 espèces. Un chiffre énorme par rapport à ceux trouvés dans les forêts tempérées. Même si la comparaison directe reste limitée, le forêt de San Lorenzo abrite entre 2,1 et 8,4 fois plus d’espèces d’Arthropodes que les forêts tempérées de superficie comparable. Un chiffre à rapprocher aussi de ceux relevés pour les autres espèces présentes dans cette forêt, par ailleurs bien connus. Ainsi, pour chaque espèce de plante vasculaire, d’Oiseau et de Mammifère, il y a respectivement 20, 83 et 312 espèces d’Arthropodes : on passe à une autre échelle !
On a découvert et décrit, entre autres, un insecte hémiptère fulgoromorphe de la famille des Issidae, Oronoqua ibisca (clin d’oeil au projet IBISCA) (voir illustration ci-contre). Or, si on en a trouvé 3 exemplaires en forêt de San Lorenzo, au cours de notre enquête, on a déniché 2 autres exemplaires oubliés dans la collection du Smithsonian Tropical Research Institute (STRI) à Panama !
Et cet exemple n’est pas exceptionnel : il existe maints échantillons d’espèces nouvelles pour la science, oubliés et méconnus, car indéterminés, dans les collections des grands musées dans le monde.
Vidéo à ce sujet à visionner :
Références de certaines publications d’Henri-Pierre ABERLENC (retrouvez l’ensemble de ses publications sur son site) :
- Basset Y., et al. (2012) : How many arthropod species live in a forest tropical ? Science – 338:1481-1484
- Randriamanantsoa R. ; Aberlenc H.P. ; Ratnadass A. & Vercambre B. (2010) : Les larves de Scarabaeoidea (Insecta, Coleoptera) en riziculture pluviale des régions de hautes et moyennes altitudes du centre de Madagascar. Scarabaeoidea larva (Insecta, Coleoptera) in rainfed rice fields in medium and high altitude areas of central Madagascar. Zoosystema, 32(1) : 19-72
- Gnezdilov V.M. ; Monfils J. ; Aberlenc H.P. & Basset Y. (2010) : Révision du genre néotropical Oronoqua Fennah, 1947 (Insecta, Hemiptera, Issidae, Issinae). Review of the Neotropical genus Oronoqua Fennah, 1947 (Insecta, Hemiptera, Issidae, Issinae). Zoosystema, 32(2) : 247-257
- Aberlenc H.P & Hamlaoui S. (2011) : Xylomedes coronata (Marseul, 1883), un xylophage polyphage (Coleoptera, Bostrichidae). Bulletin de la Société Entomologique de France, 116(1) : 29-33
Rubrique interviews
Dans la même rubrique, vous pouvez découvrir les interviews de :
- David GIRON (entomologiste-chercheur CNRS – IRBI-Université de Tours)
- Nicolas MOULIN (entomologiste indépendant)
- Patrice BOUCHARD (chercheur entomologiste – Université d’ottawa)
- Marius BREDON (entomologiste – diplômé du Master 2 de Tours)
- Bruno MERIGUET (Entomologiste – Office Pour les Insectes et leur Environnement – OPIE)
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- Christophe Avon (Entomologiste au LEFHE, Directeur du MAHN-86 et Fondateur de World Archives of Science – WAS)
- Pierre-Olivier Maquart (Entomologiste spécialiste de Cerambycidae africains et des Amblypyges – Doctorant à l’Université de Sterling)
- Yves Carton (Directeur de Recherche émérite au CNRS – Auteur de « Histoire de l’entomologie – Relations entre biologistes français et américains – 1830-1940« )
- Gérard Duvallet (Professeur émérite à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, chercheur au Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive (CEFE)
- Pierre Kerner (Maître de Conférence en Génétique Evolutive du Développement à l’Université de Paris Diderot)