Effets des dépérissements forestiers sur les Agriles et insectes associés aux canopées

Effets des dépérissements forestiers sur les Agriles et insectes associés aux canopées

Par Elodie Le Souchu

Les canopées constituent l’interface entre les écosystèmes forestiers et l’atmosphère. Ces milieux uniques présentent une forte complexité structurale, des ressources trophiques et des habitats variés qui leurs sont propres.

Dans les forêts tropicales, la canopée abrite une forte proportion de l’immense biodiversité de ces écosystèmes, notamment des communautés d’arthropodes particulièrement diversifiées. Ces eldorados de biodiversité suscitent depuis longtemps l’intérêt des chercheurs en écologie et la difficulté d’accès à ces milieux leur confère encore une certaine part de mystère. Les premiers scientifiques ont dû faire preuve d’ingéniosité pour en explorer la richesse : le légendaire radeau des cimes qui aura fait rêver beaucoup de naturalistes en est un des exemples emblématiques.

En revanche, les canopées des forêts tempérées ont, longtemps, reçu beaucoup moins d’attention que celles des forêts tropicales. Elles présentent en effet une stratification beaucoup moins importante et un nombre de taxons spécifiques probablement plus restreint. Néanmoins, les communautés d’arthropodes y présentent une nette stratification verticale, avec 20 à 40% des espèces strictement associées à la canopée. Outre ces spécialistes, beaucoup d’espèces en dépendent pour une partie de leur cycle biologique, par exemple pour chasser, réaliser une nutrition de maturation sexuelle ou s’accoupler.

Figure 1 : Canopée dépérissante (Source : Aurélien Sallé)

Milieux fragiles, les canopées sont particulièrement exposées aux changements climatiques qui risquent de les bouleverser profondément. L’augmentation attendue de la fréquence et de la sévérité des épisodes de sécheresse ainsi que celles des vagues de chaleur va probablement affecter la vigueur, voire la survie des arbres, et entraîner des phénomènes de dépérissements forestiers dans la partie méditerranéenne et tempérée de l’Europe.

Un dépérissement s’accompagne de la détérioration graduelle de l’état de santé des arbres, qui entraîne en premier lieu une transformation de la canopée. Les arbres dépérissants (figure 1 ci-contre) présentent classiquement une perte de feuillage, une accumulation de branches mortes dans le houppier, un développement de champignons opportunistes, une apparition de suintements de sève (figure 2 ci-dessous), la formation de cavités, etc. Ces changements d’habitats et de ressources alimentaires s’accompagnent de modifications de microclimats et peuvent potentiellement avoir des effets en cascade, positifs ou négatifs, temporaires ou durables, sur les communautés d’insectes inféodées aux canopées ou les visitant occasionnellement.

Il existe quelques articles sur les effets des dépérissements sur des communautés d’insectes mais les résultats sont souvent assez contrastés car il est difficile de faire ressortir une tendance claire et car la plupart des guildes fonctionnelles ou trophiques des canopées n’ont jamais été étudiées.

Il est ainsi nécessaire d’étudier ces cortèges afin de pouvoir les prendre en compte dans les futures stratégies de gestion, que ce soit pour les espèces patrimoniales, en voie d’expansion ou potentiellement invasives.

Figure 2 : Suintement noir de sève sur un chêne (Source : Elodie Le Souchu)

Le projet Canopée (financement de la Région Centre-Val de Loire) s’intéresse justement à la biodiversité des insectes de canopées de chênes et à l’effet des dépérissements sur celle-ci. L’objectif principal est d’étudier comment un dépérissement affecte les communautés d’insectes circulant dans les canopées, notamment en fonction de leur groupe taxinomique et de leur guilde fonctionnelle. Dans le cadre de ce projet, des inventaires sont menés dans plusieurs forêts domaniales à l’aide de différents systèmes de piégeage placés dans le sol au plus près des canopées (figure 3).

Les groupes ciblés sont principalement les familles de Coléoptères associées au bois mort ou dépérissant, ou au feuillage (e.g., Cerambycidae, Curculionidae, Buprestidae, etc.), ainsi que des Hémiptères (Homoptera et Heteroptera) prédateurs ou suceurs de sève. La grande diversité d’insectes collectée, ainsi que la présence parfois surprenante de certains groupes dans la canopée, amènent toutefois le projet à s’étendre vers de nouveaux horizons taxonomiques incluant pour le moment des Diptères (Tipulidae et Limoniidae), des Raphidioptères et des Mécoptères. Mais nombreux sont les taxons d’intérêt qui pourraient être pris en compte dans Canopée.

Parmi ces groupes, les agriles font l’objet d’une attention particulière. Ce sont des Coléoptères de la famille des Buprestidae qui sont considérés comme des insectes ravageurs secondaires dans leurs zones d’origine, se développant le plus souvent aux dépens d’arbres affaiblis. Le genre Agrilus est probablement le genre le plus riche du monde animal. Il compte plus de 3 200 espèces décrites, dont 42 se trouvent en France. Comme beaucoup de buprestes, les agriles sont des espèces héliophiles et thermophiles. Plusieurs espèces méditerranéennes profitent donc du réchauffement climatique actuel pour étendre leur aire de répartition vers le nord.

Du fait de leur développement larvaire assez long dans l’écorce, ils peuvent également voyager avec le commerce international de bois. Plusieurs espèces d’agriles ont ainsi un fort potentiel invasif et posent des problèmes écologiques et économiques majeurs. Prenons l’exemple du tristement célèbre Agrile du frêne (Agrilus planipennis), originaire d’Asie, qui décime depuis plusieurs années les frênes en Amérique du nord.

Figure 3 : Piège Lindgren vert posé dans la canonnée à 10-15m du sol (Source : Aurélien Sallé)

En France, on compte une dizaine d’Agrilus affiliés aux chênes. Le plus connu d’entre eux est Agrilus biguttatus, l’Agrile du chêne (figure 4). C’est un facteur aggravant du dépérissement des chênes, qui contribue à tuer les sujets affaiblis. Il est considéré comme l’un des plus importants ravageurs secondaires de ces arbres. Les dégâts sont la conséquence du développement des larves dans les tissus de l’écorce, durant deux à trois ans. Leurs galeries, au tracé zigzagant typique, coupent la circulation des éléments nutritifs au sein de l’arbre, en obturant des vaisseaux conducteurs de sève brute et élaborée et en contribuant au développement de nécroses sur les marges des galeries (Figures 5). Les adultes sont quant à eux phyllophages : ils se nourrissent et s’accouplent dans le feuillage de la canopée.

Figure 4 : Agrilus biguttatus adulte (à gauche) – sous sa forme larvaire dans l’écorce d’un chêne pédonculé (à droite) (Source : E. Le Souchu et Guilhem Parmain)

En dépit de leur importance écologique et économique, la biologie des agriles reste encore aujourd’hui assez mal documentée. Par exemple, en 2019, seules 3% des espèces connues d’Agrilus sont renseignées dans des bases de données génétiques.

Leurs capacités de dispersion et, par extension, la dynamique spatiale et interannuelle de leurs populations est mal connue. La contribution relative des différentes espèces aux dépérissements de chênes est également mal évaluée. Ces connaissances permettraient pourtant d’optimiser les suivis de dynamique des populations de ces insectes et d’envisager des prédictions de dégâts dans des contextes de dépérissement forestier.

La thèse que j’ai commencée en octobre 2020 au Laboratoire de Biologie des Ligneux et Grandes Cultures (LBLGCUniversité d’Orléans) s’inscrit dans le cadre du projet Canopée. Les deux principaux objectifs de ce travail sont (i) d’enrichir les connaissances sur la biologie des populations des espèces européennes d’agriles à travers l’étude de la diversité intraspécifique d’Agrilus biguttatus et de la dynamique spatio-temporelle des communautés d’agriles dans des contextes forestiers sains et dépérissants, ainsi que (ii) de comprendre les effets interactifs entre les dépérissements des chênaies et les communautés des insectes des canopées.

Figure 5 : Trou d’émergence d’un Buprestidae (Agrilus possiblement) en forme de D (à gauche) – Larve d’Agrilus biguttatus dans sa galerie (au centre) – Grume présentant de nombreuses galeries d’insectes lignivores dont certaines d’Agrilus (galeries fines et zigzagantes) (à droite) (Source : E. Le Souchu)

Les résultats obtenus permettront dans un premier temps d’enrichir les connaissances sur les communautés d’insectes peuplant la canopée, un espace forestier encore peu prospecté et par conséquent mal connu. Ils permettront aussi d’estimer les effets actuels et futurs du changement climatique sur les cortèges d’insectes qui peuplent les écosystèmes forestiers. L’étude de la dynamique des cortèges d’agriles et des assemblages des différentes guildes fonctionnelles des canopées permettra enfin d’adapter la gestion aux problématiques de conservation des espèces d’une part et de protection des peuplements forestiers d’autre part.

Elodie Le Souchu

C’est à l’occasion d’un stage en licence 2 que j’ai commencé à étudier les insectes. Après avoir fait des études naturalistes, j’ai décidé de poursuivre dans le milieu de la recherche en travaillant sur les insectes et les milieux forestiers, deux sujets que j’affectionne tout particulièrement. En parallèle, je suis engagée dans la protection de l’environnement, en participant en tant que bénévole à d’associations naturalistes et en animant un compte de vulgarisation en entomologie qui a pour but de faire connaître les insectes au grand public : Antennes et Mandibules. Vous pouvez retrouver Antennes et Mandibules sur Facebook et Instagram.


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