Par Pierrick Bloin
Les forêts canadiennes occupent une place importante du territoire avec près de 347 millions d’hectares, soit 9 % de la superficie forestière et 24 % des forêts boréales mondiales (Ressources naturelles Canada 2019). Occupant une place prédominante, la forêt boréale représente à elle seule près de 75 % de toutes les forêts du Canada. On estime qu’environ deux tiers des espèces animales et végétales connues du pays sont liées à ces habitats (Langor et al. 2008). C’est pour cette raison qu’il est important d’étudier et d’aménager cette forêt avec prudence.
La forêt boréale est soumise à des régimes de perturbations naturelles affectant de petites à grandes superficies, comme le vent (Bouget et Duelli, 2004), les maladies, les invasions d’insectes (Barnouin 2005) ou les incendies (Azeria et al. 2009). Ces perturbations créent une hétérogénéité d’habitats et génèrent des quantités importantes d’arbres stressés ou morts. Élément essentiel au bon fonctionnement des écosystèmes forestiers, le bois mort permet la séquestration du carbone (Hardersen et Zapponi, 2018) et offre une variété de microhabitats favorables à une multitude d’organismes (Ulyshen 2018). De nombreux insectes spécialisés (Siitonen 2001; Grove 2002) dépendent de cette ressource et participent à son processus de décomposition, favorisant ainsi le maintien du cycle des nutriments (Harmon et Sexton, 1996).
Le terme saproxylique désigne toute espèce qui dépend pour l’ensemble ou une partie de son cycle de vie de bois issus d’arbres morts ou moribonds, de communautés fongiques associées ou de la présence d’autres espèces saproxyliques (Speight 1989). Quelques exemples d’espèces saproxyliques retrouvées en forêt canadienne sont présentées plus bas (Figure 1 ci-dessous). On estime aujourd’hui que le quart de la biodiversité forestière est « saproxylique » (Bouget et al. 2019).
Malgré tout, nos connaissances à leur sujet sont encore limitées. Que mangent ces insectes ? Où vivent-ils ? Qui mange qui ? Quand peut-on les trouver ? Autant de questions et de défis à relever pour les entomologistes qui s’y intéressent.
Des enjeux écologiques
Essayons maintenant de mieux comprendre quels sont les enjeux écologiques et économiques autour de ces insectes si particuliers. Comme nous l’avons vu plus haut, la forêt boréale est régie par des systèmes de perturbations naturelles, et de ce fait, les espèces qui vivent dans ces écosystèmes ont évolué de manière à utiliser efficacement cette ressource abondante. L’exploitation forestière s’est peu à peu développée jusqu’à devenir une source de perturbation aussi importante que les perturbations naturelles (photo 1 ci-dessus). Les dynamiques de régénération et de successions forestières sont ainsi modifiées. Il faut savoir que la forêt boréale joue un rôle économique majeur au Canada, et représente près de 90 % des forêts productives du pays (Brassard et Chen, 2006).
Dans une optique d’exploitation durable et respectueuse de la ressource, l’industrie sylvicole a reconsidéré ses méthodes d’aménagement, évoluant vers un modèle diminuant l’écart entre la forêt aménagée et la forêt naturelle. En respectant les limites des variations créées par les perturbations naturelles (Grenon et al. 2010), l’aménagement écosystémique vise à préserver les processus écologiques et la biodiversité tout en assurant une exploitation économiquement viable.
Il est donc nécessaire de connaître les dynamiques naturelles qui existent entre le bois mort et les assemblages d’espèces associées dans la mesure où l’on souhaite s’en inspirer pour développer des plans d’aménagement forestiers durables pour la forêt boréale. C’est pourquoi il nécessaire d’étudier et de comprendre comment les perturbations naturelles ou humaines influencent la biodiversité des insectes forestiers et notamment celles des insectes saproxyliques. Des études européennes (Heliövaara et Väisänen, 1984 ; Siitonen et Martikainen, 1994 ; Siitonen, 2001) ont par exemple montré que l’altération de la qualité et la diminution des volumes de bois mort résultant de l’intensification des activités d’aménagement forestier réduisaient l’abondance et la diversité de nombreuses espèces saproxyliques, notamment d’espèces sur listes rouges de l’IUCN en Europe (Jonsell et Weslien, 1998; Hammond et al., 2017).
L’expérience européenne doit servir d’avertissement afin d’assurer la préservation de la biodiversité forestière canadienne. Un des axes majeurs d’améliorations des pratiques est de maintenir la ressource en bois mort sous une multitude de formes (chicots, souche, troncs, etc.) et de l’intégrer au plan d’exploitation forestière.
Vous l’aurez compris, nous travaillons au sein de mon laboratoire – Centre d’Etude de la Forêt (CEF) – à étudier les impacts des perturbations naturelles et humaines sur la biodiversité des insectes en forêt boréale. Dans le cadre de ma maîtrise en recherche, je m’intéresse à comprendre la dynamique des mécanismes de colonisation à court terme du bois fraîchement coupé. Plus précisément comment le moment de l’abattage et l’essence des arbres abattus peuvent-ils influencer les mécanismes de sélection d’hôtes par les insectes saproxyliques ?
Dans les coupes forestières, les arbres sont coupés et stockés sur place ou à proximité des sites de coupes avant d’être chargés et envoyés aux usines de transformation. Pendant ce laps de temps, qui peut aller de quelques jours à plusieurs mois, les insectes ont le temps de visiter et de potentiellement coloniser le bois entreposé. Les insectes en phase de colonisation du bois créent des galeries, transportent des champignons et accélèrent ainsi le processus de dégradation du bois qui peut aboutir à une perte de valeur marchande allant jusqu’à 30% (Safranyik and Raske 1970). De l’autre côté, les insectes en forêt boréale ont un cycle de développement assez long, qui nécessite souvent plus d’une année pour permettre aux adultes d’émerger (Wilson 1962). Le bois sera transporté et transformé avant qu’ils n’aient eu le temps d’émerger et de se reproduire. Le but de mes recherches est d’établir comment les pratiques forestières actuelles pourraient être adaptées pour améliorer la qualité du bois récolté tout en minimisant leur impact sur les insectes saproxyliques.
Des études de terrain
En tant qu’étudiant, j’ai eu la chance d’avoir accès à la forêt Montmorency, une forêt typique du biome boréal dédiée à la recherche et à l’enseignement. Un milieu d’expérimentation unique au monde, se trouvant à 70 km au nord de Québec. Ce contexte nous offre les conditions idéales pour recréer des conditions de coupes forestières récentes en forêt boréale et ainsi répondre à mes questions de recherches.
Une fois les parterres de coupes récentes identifiés (Figure 2), il nous a fallu trouver du bois frais venant d’être coupé. Comme nous voulons savoir si la date d’abattage ainsi que l’essence de l’arbre peuvent avoir une influence sur la colonisation par les insectes saproxyliques, nous avons contrôlé ces deux paramètres.
Pour ce faire, nous avons identifié des arbres vivants appartenant à des essences résineuses et feuillues dominantes de la forêt, dans un peuplement situé à proximité de nos parterres de coupes expérimentaux. La date d’abattage a été contrôlée en réalisant trois coupes successives à 1 mois d’intervalle s’étalant de mi-juin à mi-août, ce qui correspond à la période d’activité de la majorité des espèces boréale. Chaque mois, nous abattions aléatoirement des arbres appartenant aux essences sélectionnées et nous récupérions une grande bûche d’un mètre sur chaque arbre. Ces bûches ont été ensuite déposées dans les différents parterres de coupes expérimentaux identifiés plus haut, pour y être laissées 1 mois entier. De cette façon, on simule un arbre fraîchement coupé qui serait laissé sur place 1 mois avant d’être emporté par l’industrie forestière.
L’objectif de ce dispositif est, in fine, de mesurer l’abondance et la diversité en insectes saproxyliques sur les bûches coupées et de voir si l’on observe des différences en fonction de la date d’abattage ou de l’essence d’arbre.
Pour mesurer l’abondance en insectes, nous avons utilisé deux grandes techniques d’échantillonnage régulièrement utilisées en entomologie forestière.
La première fait appel à des pièges interception, qui ne sont autre que des plaques de plastique transparentes rigides fixées à un support en bois non traité, dans lesquelles les insectes vont venir frapper et tomber dans un entonnoir connecté à un pot collecteur (Figure 3). Ces pièges sont placés à quelques centimètres de nos bûches coupées. Cette méthode permet d’estimer ce qu’on appelle les taux de visites de nos bûches et de savoir quelles espèces et combien d’individus composent nos communautés saproxyliques pour chaque bûche. Comme pour toute expérience, on doit s’assurer que les insectes piégés sont attirés par la bûche et que leur capture n’est pas le fait d’autres facteurs non mesurés ou le fruit du hasard. C’est pour cette raison, que nous avons ajouté des pièges seuls dans le parterre de coupe pour y estimer la population d’insectes actifs et avoir un niveau de référence pour nos futures comparaisons.
La deuxième technique consiste à récupérer la bûche une fois que celle-ci est restée 1 mois entier sur le parterre de coupe puis à la mettre en élevage dans des cages d’émergence. Les bûches sont encagées dans de grands conteneurs en plastiques opaques dans lesquels un trou de quelques centimètres de diamètre est découpé et relié à un pot de récolte contenant un liquide de conservation. Les insectes peuvent ainsi terminer leur développement dans la bûche et une fois émergés, ils se dirigent vers le puits de lumière créé par le trou et tombent dans le pot (Figure 4). Cette méthode permet d’estimer le taux de colonisation cette fois.
On peut ensuite identifier et dénombrer les insectes échantillonnés grâce à ces méthodes. À partir de ces données, des analyses statistiques nous ont permis de faire ressortir ou non des effets de nos variables (dans notre cas, la date d’abattage et l’essence d’arbre) sur nos mesures d’abondance et la diversité en insectes saproxyliques.
Des résultats attendus
Ces résultats nous permettront d’affirmer ou d’infirmer nos hypothèses. Dans le cas présent, on s’attend à ce que les insectes soient plus abondants et diversifiés de mi-juin à mi-juillet et qu’une décroissance s’opère au fur et à mesure que la saison avance. La période allant de mi-juin à mi-juillet correspond au pic d’activité de nombreuses espèces boréales pour laquelle la diversité et l’abondance sont alors les plus importantes.
Notre seconde hypothèse est que quand dans une forêt boréale est majoritairement dominée par les conifères, les résineux seront plus visités et colonisés par les insectes que les feuillus.
Pierrick Bloin
Passionné par les insectes depuis tout petit, c’est tout naturellement que Pierrick a décidé de se former pour devenir entomologiste. Après avoir suivi une formation en biologie cellulaire et moléculaire, il s’est ensuite spécialisé dans l’étude de l’écologie des invertébrés.
Pierrick réalise actuellement une maîtrise en entomologie forestière à l’Université Laval en codirection avec le Centre de foresterie des Laurentides à Québec où il s’intéresse plus particulièrement à l’impact des perturbations humaines sur les communautés de coléoptères et d’hyménoptères saproxyliques en forêt boréale.
Il est également impliqué dans plusieurs associations d’entomologistes au sein desquelles il pratiquer et partage sa passion pour l’infiniment petit.
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Bibliographie
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- Barnouin, Thomas (2005) : Évaluation de l’importance des forêts affectées par la tordeuse des bourgeons de l’épinette, Choristoneura fumiferana (Clem.), dans le maintien de la diversité des coléoptères saproxyliques. Mémoire de maitrise de Sciences Forestières
- Bouget, Christophe, Hervé Brustel, Thierry Noblecourt & Pierre Zagatti (2019) : Les Coléoptères Saproxyliques de France: Catalogue Écologique Illustré
- Bouget, Christophe & Peter Duelli (2004) : The Effects of Windthrow on Forest Insect Communities: A Literature Review. Biological Conservation 118 (3): 281–99 (lien)
- Brassard, Brian W. & Han Y. H. Chen (2006) : Stand Structural Dynamics of North American Boreal Forests. Critical Reviews in Plant Sciences 25 (2): 115–37 (lien)
- Grenon, Frank, Jean-Pierre Jetté, Marc Leblanc, Québec (Province) & Direction de l’environnement et de la protection des forêts (2010) : Manuel de référence pour l’aménagement écosystémique des forêts au Québec. Québec: Ministère des ressources naturelles et de la faune, Direction de l’environnement et de la protection des forêts. http://www.bibl.ulaval.ca/doelec/lc/S/Manuelecosystemiqueforets_Grenon.pdf
- Grove, Simon J. (2002) : Saproxylic Insect Ecology and the Sustainable Management of Forests. Annual Review of Ecology and Systematics 33 (1): 1–23 (lien)
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- Hardersen, Sönke & Livia Zapponi (2018) : Wood Degradation and the Role of Saproxylic Insects for Lignoforms. Applied Soil Ecology 123 (February): 334–38 (lien)
- Harmon, M.E. & J. Sexton (1996) : Guidelines for Measurements of Woody Debris in Forest Ecosystems. US LTER Network Office, Univ. of Washington, Seattle, WA. 20: 73
- Heliövaara, K. & R. Väisänen (1984) : Effects of Modern Forestry on Nothwestern European Forest Invertebrates: A Synthesis. Acta Forestalia Fennica 189: 1–32
- Jonsell, Mats & Jan Weslien (1998) : Substrate Requirements of Red-Listed Saproxylic Invertebrates in Sweden. Biodiversity and Conservation 7 (6): 749–64 (lien)
- Langor, David W., H.E. James Hammond, John R. Spence, Joshua Jacobs & Tyler P. Cobb (2008) : Saproxylic Insect Assemblages in Canadian Forests: Diversity, Ecology, and Conservation’. The Canadian Entomologist 140 (4): 453–74 (lien)
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- Speight, M.C.D. (1989) : Saproxylic Invertebrates and Their Conservation. Nature and Environment Series. Vol. 42. Strasbourg, France: Conseil de l’Europe
- Ulyshen, Michael D. (2018) : Saproxylic Insects: Diversity, Ecology and Conservation. Springer. New York, NY: Springer Berlin Heidelberg
- Wilson, L.F. (1962) : White-Spotted Sawyer. Forest Insect & Disease Leaflet 74. U.S. Department of Agriculture, Forest Serivce, Washington , DC.
Ouvrages sur la thématique
- Guide des coléoptères d’Europe (Vincent Albouy & Denis Richard – Editions Delachaux – 400 pages – 14 septembre 2017)
- Insectes et forêt, des relations complexes et essentielles (Gilles Pichard & Antoine d’Amécourt – Institut pour le Développement Forestier – 80 pages – 7 août 2017)
- La santé des forêts : Maladies, insectes, accidents climatiques… Diagnostic et prévention (Louis-Michel Nageleisen ; François-Xavier Saintonge & Dominique Piou – Institut pour le Développement Forestier 608 pages – 3 décembre 2010)