Impact des insectes phytophages sur le cycle biogéochimique dans les forêts de feuillus

Impact des insectes phytophages sur le cycle biogéochimique dans les forêts de feuillus

Par Benoît GILLES

Le rôle et les services écosystémiques que procurent les insectes dans l’environnement (pollinisation, lutte biologique, dégradation de la matière organique, etc.) ne sont plus à démontrer.

Toutefois, l’impact des phytophages dans l’équilibre des cycles biogéochimiques et les interactions associées (climat, type de milieu, etc.) nécessite des connaissances approfondies.

L’étude menée par Bernice C. Hwang du Département de géographie physique et des Sciences des écosystèmes (Université de Lund – Suède) s’est intéressée à comprendre les interactions entre la consommation de végétaux par les insectes phytophages dans les forêts feuillues à travers le monde, et les variations de leur impact en fonction de la température.

Les insectes herbivores, même en l’absence d’événements de défoliation massive, jouent un rôle crucial dans le transfert des nutriments entre les plantes et le sol, influençant ainsi la productivité primaire et les cycles du carbone (C), de l’azote (N), du phosphore (P), et du silicium (Si).

Cette étude repose sur un réseau global de parcelles de recherche réparties dans 40 forêts matures non perturbées, en utilisant des méthodes standardisées pour analyser la production de biomasse foliaire, la phytophagie et les concentrations foliaires de C, N, P et Si.

Aspects scientifiques

Variation du flux de nutriments

L’étude montre que la consommation de la végétation par les insectes entraîne un flux important de nutriments du feuillage vert vers le sol sous forme d’excréments, cadavres, fragments de feuilles non consommés, et feuilles tombées prématurément. Ces apports en nutriments sont souvent plus labiles et plus rapidement utilisables par les microorganismes du sol que les nutriments libérés lors de la décomposition des feuilles mortes.

Ainsi, les dépôts émis par les insectes, riches en nutriments, peuvent rivaliser avec, voire excéder, les flux provenant d’autres sources telles que les dépôts atmosphériques ou l’altération du substrat rocheux (figure 1).

L’étude identifie trois hypothèses clés :

  1. Hypothèse 1 : Le flux de N et P émis par les insectes herbivores égalerait ou dépasserait d’autres flux majeurs de ces éléments, tels que les dépôts atmosphériques et l’altération des roches pour le P
  2. Hypothèse 2 : Ces flux d’éléments augmenteraient avec l’augmentation de la température moyenne annuelle (TMA), diminueraient avec une sécheresse croissante (évapotranspiration potentielle/précipitation annuelle moyenne), et augmenteraient avec la concentration de nutriments dans le sol
  3. Hypothèse 3 : Les réponses observées des flux d’éléments transmis par les insectes à la TMA, à la sécheresse et aux concentrations de nutriments dans le sol seraient également influencées par la phytophagie foliaire, la production de biomasse et les concentrations en éléments foliaires
Figure 1 : Effets hypothétiques de l’herbivorie des insectes sur le cycle des éléments de l’écosystème dans une forêt de feuillus (Source : B.C Hwang, 2024)

 

Études de cas globales

L’une des principales observations de l’étude est la variabilité du taux d’herbivorie foliaire selon les régions géographiques et climatiques. Globalement, il a été observé que 48,8 % des feuilles dans les forêts étudiées montrent des signes de dommages causés par les insectes herbivores, avec un taux d’herbivorie moyen de 4,1 %.

  • Forêts Tropicales: Le taux d’herbivorie est significativement plus élevé dans les forêts tropicales, atteignant une moyenne de 5,4 %. Cette région, caractérisée par une grande diversité d’espèces végétales et animales, ainsi que par des températures élevées, favorise une activité accrue des insectes herbivores
  • Forêts Tempérées: Les forêts tempérées montrent un taux d’herbivorie moyen de 3,3 %. Bien que ce chiffre soit inférieur à celui des forêts tropicales, il reste substantiel et démontre que l’herbivorie est un phénomène omniprésent dans ces écosystèmes
  • Forêts Boréales: Dans les forêts boréales, le taux d’herbivorie est le plus bas, avec une moyenne de 2,5 %. Les conditions climatiques plus rudes et les périodes de végétation plus courtes dans ces régions limitent l’activité des insectes herbivores

Aspects écologiques

Rôle dans les cycles biogéochimiques

Les insectes herbivores influencent les cycles biogéochimiques en perturbant le cycle des nutriments au sein des écosystèmes forestiers. Les nutriments libérés suite à la consommation du feuillage contribuent directement à la fertilité des sols, stimulant la croissance des plantes (même celles ne subissant pas l’action des phytophages) et modifiant ainsi la dynamique des communautés végétales. Le rôle des insectes dans la médiation du cycle des éléments tels que le C, le N, le P et le Si peut avoir des conséquences à long terme sur la structure des écosystèmes et la séquestration du carbone.

  • Azote (N) et Phosphore (P): Il a été constaté que le flux de N et de P transmis par les insectes herbivores dans les forêts tropicales dépasse souvent les apports par les dépôts atmosphériques. Ces nutriments sont rapidement disponibles pour les microorganismes du sol, influençant la dynamique de la fertilité des sols et la productivité végétale
  • Carbone (C): Le flux de carbone dû à la phytophagie a également été évalué. Les résultats montrent que la phytophagie contribue de manière significative à la libération du carbone organique dans le sol, affectant potentiellement les processus de séquestration du carbone
  • Silicium (Si): Le flux de Si, bien que moins étudié que les autres éléments, a montré une contribution notable des insectes herbivores dans certaines régions, particulièrement dans les forêts tropicales où les concentrations de Si dans le feuillage sont plus élevées

Impact Climatique

La température est identifiée comme un facteur clé modulant l’impact de l’herbivorie sur les cycles biogéochimiques. Une augmentation de la température moyenne annuelle favorise une plus grande activité des insectes herbivores, ce qui amplifie le flux des éléments émis par ces insectes. En conséquence, les changements climatiques, en particulier le réchauffement global, pourraient renforcer ces effets, augmentant la libération de nutriments dans les sols et potentiellement influençant la productivité forestière et la dynamique des écosystèmes à une échelle globale.

Impact de la Température Moyenne Annuelle (MAT) sur les Flux de Nutriments

La température a été identifiée comme un facteur clé influençant l’ampleur des flux de nutriments transmis par les insectes (figure 2).

  • Corrélation Positive: Il existe une corrélation positive entre la température moyenne annuelle et l’intensité des flux de N et P transmis par les insectes. Les forêts situées dans des régions plus chaudes montrent une activité plus élevée des insectes herbivores, entraînant des flux de nutriments plus importants vers le sol
  • Variabilité Géographique: Cette corrélation est particulièrement forte dans les forêts tropicales, où la combinaison d’une température élevée et d’une grande diversité biologique conduit à des niveaux élevés d’herbivorie et de flux de nutriments

Impact de la Sécheresse

La sécheresse, mesurée par le rapport entre l’évapotranspiration potentielle (ETP) et les précipitations annuelles moyennes, influence également les flux de nutriments transmis par les insectes (figure 2).

  • Réduction des Flux sous Sécheresse: L’étude montre que les flux de N et P diminuent avec l’augmentation de la sécheresse. Dans les régions où l’ETP dépasse les précipitations, l’activité des insectes herbivores est réduite, ce qui limite le transfert de nutriments au sol
  • Résilience des Forêts Tropicales: Les forêts tropicales, malgré des périodes de sécheresse, maintiennent des flux de nutriments relativement élevés en raison de leur résilience écologique et de leur biodiversité élevée
Figure 2 : Facteurs des flux d’éléments induits par les insectes dans les forêts de feuillus. Voies proposées pour l’influence des variables abiotiques (nœuds jaunes) et des précurseurs biotiques (nœuds verts) sur les flux bruts (Hc, g m−2 y−1) et nets (Hi, g m-2 y−1) induits par les insectes (nœuds bleus). Les variables abiotiques du modèle complet comprenaient la température annuelle moyenne (TAM, °C), le rapport de sécheresse exprimé en évaporation potentielle/précipitation annuelle moyenne (ETP/PAM) et la concentration des éléments du sol (C, Si) ou les stoechiométries (C:N, C:P). Les précurseurs biotiques des flux induits par les insectes dans les modèles complets comprenaient la production de biomasse foliaire (g m−2 y−1), le taux d’herbivorie foliaire (% de surface foliaire enlevée y−1), la concentration en éléments foliaires (%) et l’efficacité de résorption (%). Les flèches noires représentent les relations positives significatives et les flèches rouges représentent les relations négatives significatives. Par souci de simplification, seules les relations ayant une signification statistique basée sur des analyses de modèles complets sont représentées par des flèches (74 parcelles dans 40 sites) (Source : B.C Hwang, 2024)

Impacts en agriculture

Modifications de la fertilité des sols

Les résultats de cette étude sont directement applicables à l’agriculture, en particulier dans la gestion des sols et des nutriments.

Le transfert continu et labile de nutriments dû à l’herbivorie par les insectes peut être comparé à une fertilisation naturelle des sols, qui pourrait être intégrée dans des stratégies de gestion agricole durable.

Les agriculteurs pourraient tirer parti de cette dynamique en optimisant l’utilisation des résidus de culture et en encourageant la biodiversité des insectes pour améliorer la fertilité des sols de manière naturelle.

Effet des concentrations en nutriments dans le sol

Les concentrations initiales de nutriments dans le sol influencent la dynamique des flux transmis par les insectes (figure 3).

  • Concentrations Élevées = Flux Accrus: Les forêts avec des sols riches en nutriments montrent des flux transmis par les insectes plus importants. Cela est particulièrement vrai pour le phosphore, où les sols riches en P stimulent une activité accrue des insectes, augmentant ainsi le recyclage du P dans l’écosystème
  • Limitation par la Disponibilité en Nutriments: Dans les régions où les sols sont pauvres en nutriments, les flux transmis par les insectes sont naturellement limités, car les plantes produisent moins de biomasse foliaire et l’herbivorie est réduite

Comparaison avec les Autres Flux Majeurs

L’étude compare les flux transmis par les insectes avec d’autres flux majeurs de nutriments, tels que les dépôts atmosphériques et l’altération des roches (figure 3).

  • Contribution Significative des Insectes: Les insectes herbivores représentent une source significative de N et P dans les écosystèmes forestiers, rivalisant parfois avec les dépôts atmosphériques. Cette contribution est particulièrement marquée dans les forêts tropicales, où les apports en N et P par les insectes dépassent ceux des dépôts atmosphériques
  • Altération des Roches: Pour le phosphore, l’altération des roches reste une source majeure, mais les flux transmis par les insectes jouent un rôle complémentaire important, surtout dans les régions où l’altération est moins active
Figure 3 : Variables explicatives potentielles des flux d’éléments induits par les insectes dans les forêts de feuillus le long d’un gradient de température annuelle moyenne (TAM). a) Production de biomasse foliaire (FP, g m−2 y−1) – b) taux d’herbivorie foliaire (H, % de surface foliaire enlevée y-1) – c) nutriments du sol ou stoechiométrie (SC, SC:N, SC:P, SSi ; %) – d) concentration foliaire de l’élément E (FE, %), (e) efficacité de résorption de E (REE, %) – f) flux brut d’éléments induits par les insectes (Hc, g m−2 y−1) – (g) flux net d’éléments induits par les insectes (Hi, g m-2 y-1) tracés en fonction de la TAM (Source : B.C Hwang, 2024)

Implications Écologiques

Les résultats de l’étude ont des implications écologiques importantes.

  • Perturbation des Cycles Biogéochimiques: Les insectes herbivores perturbent les cycles naturels des nutriments, influençant la dynamique des écosystèmes. Leur rôle dans la médiation des flux de C, N, P, et Si peut avoir des conséquences à long terme sur la productivité des forêts, la composition des communautés végétales, et la séquestration du carbone
  • Rôle des Changements Climatiques: Le réchauffement climatique, en augmentant les températures et modifiant les régimes de précipitations, pourrait exacerber les effets des insectes herbivores sur les cycles biogéochimiques. Cela pourrait conduire à des changements dans la dynamique des forêts, affectant la biodiversité et la résilience des écosystèmes

Gestion des Ravageurs

D’un autre côté, l’augmentation de l’activité des insectes herbivores due au réchauffement climatique poser également des défis en matière de gestion des ravageurs en agriculture. La hausse des températures conduit à des niveaux accrus de défoliation dans les cultures, ce qui nécessite une surveillance accrue et des stratégies de gestion plus efficaces pour protéger les rendements agricoles.

La compréhension des relations entre la température, la phytophagie et les flux de nutriments est indispensable pour élaborer et mettre en place des pratiques agricoles résilientes face aux changements climatiques.


Conclusion

L’étude met en lumière l’importance des insectes herbivores comme médiateurs des cycles biogéochimiques dans les forêts feuillues à travers le monde. Les insectes, par leurs activités de broutage, influencent non seulement la dynamique des nutriments dans les écosystèmes forestiers, mais ont également des implications potentielles pour l’agriculture et la gestion des sols. Les effets de l’herbivorie, exacerbés par le réchauffement climatique, nécessitent une attention particulière dans les modèles de gestion des écosystèmes et des terres agricoles pour assurer la durabilité des ressources naturelles face aux défis climatiques futurs.


Bibliographie

  • B.C Hwang et al. (2024) : The impact of insect herbivory on biogeochemical cycling in broadleaved forest varies with temperature. Nature Communications 15:6011 (lien)

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