Une intéressante découverte sur les relations de mutualisme qu’entretiennent les fourmis coupe-feuille (« champignonnistes ») et les champignons qu’elle cultivent vient d’être publiée dans la revue Nature. Les recherches, menées par l’entomologiste Danois Henrik Hjavard De Fine Licht et son équipe démontrent grâce à des analyses comparatives d’expressions génétiques et moléculaires, que les fourmis dépendent du champignon pour synthétiser certaines enzymes et acides aminés essentiels, une capacité perdue par les insectes au cours de l’évolution. Le champignon, en plus d’être une source de nutriments, constitue de ce fait une voie de synthèse moléculaire indispensable au fourmis. Ainsi, fourmis et champignons se comportent comme un seul et même organisme, connecté par un important réseau d’interactions, où chacun joue des rôles spécifiques comme des organes dans un organisme.
Certaines espèces ont mis en place au cours de l’évolution des relations à avantages réciproques (nourriture, protection, reproduction…) : le mutualisme. Les fourmis champignonnistes et le champignon qu’elles cultivent se sont co-adaptées au niveau morphologique, physiologique et comportemental au point de devenir totalement dépendants l’un de l’autre. Leur interdépendance est telle qu’aujourd’hui, la survie de l’un ne peut se faire sans la présence de l’autre : ce type de mutualisme est dit symbiotique. Les fourmis se nourrissent du champignon (un Basidiomycète du genre Leucoagaricus) qui se développe sur un substrat de matière végétale apportée par les fourmis (lire également cet article). Le champignon, isolé sexuellement, dépend entièrement de l’insecte pour sa multiplication : il s’agit d’une endosymbiose (par opposition à l’ectosymbiose où les deux organismes sont indépendants pour leur reproduction).
L’histoire évolutive de ce mutualisme remonte à environ 50 millions d’années. Il y a 20-25 millions d’années, l’émergence chez le champignon, d’organes riches en glucides, en lipides et en enzymes : les gongylidae, regroupés en bouquets (staphylae), satisfaisant l’ensemble des besoins nutritifs des fourmis, a augmenté la dépendance des insectes au champignon pour leur alimentation (voir illustration ci-contre). Cette innovation majeure coïncide également avec l’isolement sexuel du champignon, devenu dépendant des fourmis pour sa reproduction et sa multiplication. Ces deux événements ont conduits les deux espèces ancestrales à devenir totalement interdépendantes, pour ensuite se diversifier en 4 genres : Trachymyrmex, Sericomyrmex, Acromyrmex et Atta (voir illustration ci-après).
Cette co-adaptation représente une opportunité unique et constitue un très bon modèle d’étude pour comprendre les mécanismes moléculaires intervenant dans la mise en place d’un si haut degré de dépendance.
C’est pourquoi, De Fine Licht et ses équipes ont entrepris d’en apprendre davantage au niveau des gongylidae. En analysant l’expression des gènes et la synthèses des enzymes et des acides aminés dans les gongylidae et les fourmis, les scientifiques ont fait plusieurs découvertes.
Ils se sont aperçus tout d’abord que des enzymes synthétisées dans les gongylidae étaient retrouvées, non dégradées, dans les fèces des fourmis puis dispersées sur des zones du substrat peu colonisées par le champignon. Il s’avère que ces enzymes jouent un rôle dans la dégradation et la détoxication de la matière végétale favorisant ainsi la croissance du mycélium fongique. Le champignon augmente ainsi son développement et sa multiplication grâce aux fourmis. La synthèse de ces éléments par le champignon, représente un coût énergétique et un investissement métabolique important mais lui procurant un réel avantage.
Ensuite, ils ont mis en évidence que les fourmis avaient perdu, au cours de l’évolution, la capacité à synthétiser certaines enzymes et acides aminés essentiels à leur survie comme la phénylalanine, indispensable à la sclérotisation de la cuticule. Cet acide aminé est fortement exprimé dans les gongylidae du champignon pour être ensuite ingéré par les fourmis. La perte de cette voie de synthèse a rendu les fourmis totalement dépendantes au champignon comme source de nourriture, d’autant plus qu’elles ne possèdent pas les enzymes suffisantes pour dégrader et assimiler les matières végétales.
Les fourmis bénéficient ainsi d’un apport nutritif répondant à leurs besoins via le champignon, et le champignon d’un moyen efficace de dispersion et de multiplication.
L’émergence de tous ces événements morphologiques, physiologiques et moléculaires a engendré l’isolement d’une lignée de champignon et la dépendance totale entre ces deux espèces ancestrales. Depuis 20-25 millions d’années, la co-adaptation et la co-évolution de ces espèces a permis une meilleure exploitation des ressources avec un accroissement de la taille des colonies (plusieurs millions d’individus), l’émergence de castes d’ouvrières polymorphiques (majors, media et minor) liées à la division des taches (lire cet article).
Les colonies actuelles de fourmis champignonnistes exploitent probablement 100 000 fois plus de quantités de matières végétales que les premières colonies.
Une découverte récente montre que ce champignon peut être parasité par un autre champignon du genre Escovopsis… Une histoire à lire ici.
Source :
– H. H. De Fine Licht ; J. J. Boomsma & A. Tunlid (2014) : Symbiotic adaptations in the fungal cultivar of leaf-cutting ants. Nature Communications, 5 : 5675 (lien)
Recommandation d’ouvrages sur cette thématique :
– Les Fourmis: Comportement, Organisation Sociale et Evolution (Luc Passera – Edition : Canadian Science Publishing – 480 pages – Janvier 2005)
– Le monde des fourmis (Remy Chauvin – Edition : Editions du Rocher – 2 octobre 2003)
– Le monde extraordinaire des fourmis (Luc Passera – Edition : Fayard – 235 pages – 13 mars 2008)
– Ant Ecology (Lori Lach, Catherine Parr & Kristi Abbott – Edition : OUP Oxford – 424 pages – 10 juin 2010)
– The Leafcutter Ants – Civilization by Instinct (Bert Holldobler & Edward O. Wilson – Edition : Norton & Compagny – 192 pages – 26 octobre 2010)