Par Frank D’Amico
C’est quoi cette chose qui marche sur la neige ? Un insecte ? Une araignée ? Mais y a de la vie en hiver ? Et elle va vite dis donc : c’est un petit bolide sur neige !
Eh oui, y a de la vie sur la neige ! …et çà peut être un insecte ou une araignée. Certaines espèces se retrouvent là un peu par hasard, emportées par un coup de vent. D’autres, dont les « mouches des neiges » y sont bel et bien chez elles et elles m’intéressent.
- C’est quoi cette « mouche des neiges » ?
Les mouches des neiges (« snowflies » en anglais) sont des mouches totalement aptères (dépourvues d’ailes) qui défient le froid, le vent, la neige et arpentent nos montagnes l’hiver sans se faire remarquer. Très discrètes et de plus en plus rares de toute évidence, elles sont pourtant faciles à voir sur la neige quand elles se déplacent. Une longueur de 5 à 6 millimètres, une démarche rappelant un peu celle d’une araignée, l’absence d’ailes et ses six longues pattes permettent de reconnaitre un représentant de ce groupe quand il marche sur la neige (figure 1). Les mâles sont plus petits que les femelles, et différent par l’extrémité du corps, plus long et plus effilé chez les femelles.
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Sur le plan taxonomique, les mouches des neiges appartiennent au genre Chionea (Dalman 1816), au sein de la famille des Limoniidae (Diptères, Nématocères.) Anciennement connu sous le nom Niphadobata, la systématique de ce taxon n’est qu’imparfaitement consolidée, en raison de nombreuses synonymies, de confusions dans l’identification (notamment des femelles) et d’études phylogéographiques insuffisantes et lacunaires.
Leur identification est parfois si délicate que certains spécialistes suggèrent la nécessité de recourir au barcoding moléculaire, technique d’identification génétique utilisant des séquences d’ADN pour déterminer l’espèce d’un échantillon (Antil et al. 2023 ; Klesser et al. 2024). Le genre Chionea est considéré depuis peu (Jong & Ciliberti, 2014) comme un ensemble homogène, alors qu’il était auparavant divisé en 2 sous-genres, Chionea s.str. et Sphaeconophilus (Becker 1912 in Oosterbroek & Reusch 2008). Le Catalogue des Mouches Tipuloidae du Monde (CCW, une plateforme maintenue par Pjotr Oosterbroek – https://ccw.naturalis.nl/ ) recense 38 espèces différentes dans le monde, réparties dans le domaine holarctique.
Sont reconnues 20 espèces dans le Paléarctique, dont 11 sont présentes en Europe (Oosterbroek & Reusch 2008 ; CCW 2025). En France, cinq espèces sont connues : Chionea alpina Bezzi, 1908 ; Chionea belgica (Becker, 1912) ; Chionea bezzii Oosterbroek and Reusch, 2008 ; Chionea lutescens Lundstrom, 1907 et Chionea pyrenaea (Bourne, 1981).
Toute aussi mouvante que la taxonomie, la chorologie et la biogéographie de ce taxon sont mal connues et lacunaires. Dresser une carte fiable de la répartition des espèces serait donc présomptueux et hasardeux, pour les raisons évoquées plus haut.
En France, les mouches des neiges occupent tous les massifs montagneux, mais des individus arpentent aussi des zones de plus basse altitude et des grottes (Oosterbroek & Reusch 2008, D’Amico & Oosterbroek 2013). Rien que dans les Pyrénées, deux découvertes récentes valent la peine d’être évoquées : Chionea alpina a été trouvée dans une grotte de l’Ariège (D’Amico & Tyssandier 2023) tandis que Chionea bezziii vient d’être confirmée dans les pyrénées françaises (Quindroit & Chekir 2024).
Sur le plan écologique, il reste également encore beaucoup à découvrir ! On les a longtemps considérées comme faisant partie de la faune dite « supranivale », littéralement « qui vit SUR la neige », et indubitablement elles en font partie… mais plus on étudie ces mouches, plus on réalise qu’en fait elles sont plutôt caractéristiques de la faune « subnivale », littéralement « qui vit SOUS la neige » (Hågvar 2010). Comme leur nom ne l’indique pas, les mouches des neiges vivent aussi en milieu souterrain et dans les grottes… qui pourraient devenir des habitats de substitution pour fuir le réchauffement en surface.
Ce qui rend ces mouches attractives et intéressantes ce sont les adaptations multiples dont elles disposent pour vivre en montagne en hiver … ce qui intéresse le domaine de la cryobiologie
Les Chionea font donc partie des rares espèces actives l’hiver, capables de résister à des températures négatives [Figure P1050333]. On peut presque comparer le modèle « Chionea » à une sorte de « Formule 1 »… en version hiver, sobre et hyper-spécialisée, avec une astuce surprenante quand le modèle est au point de rupture. La spécialisation, c’est l’arsenal de fonctionnalités qui permettent de ne pas geler ! La sobriété, c’est la suppression pure et simple des équipements inutiles !
- Des fonctionnalités cachées pour ne pas geler : une mécanique bien huilée
Survivre à l’hiver est une question vitale pour les organismes vivants, car le froid engendre notamment des traumatismes directs sur les tissus, ce qui pose des défis à la fois physiques et chimiques pour lesquels des adaptations existent aux niveaux moléculaires et cellulaires. Les mouches des neiges font partie de ces insectes dits tolérants au gel (freeze-tolerant). Elles doivent empêcher la formation de glace à l’intérieur de leur corps. On le sait : carburant et lubrifiants ne doivent surtout pas geler. Chez les Chionea, elles s’en prémunissent grâce à des molécules anti-gel (sucres et polyols dont le tréhalose et le glycérol) dont l’effet cryoprotecteur a été bien étudié (Vanin, Bubacco & Beltramini 2008) (lien). Le tréhalose, une molécule de sucre polyvalente, peut s’accumuler à des niveaux élevés chez les insectes qui tolèrent ou évitent la congélation, fonctionnant comme un cryoprotecteur et un agent de surrefroidissement.
- Pas de fioritures, pas de customisation idiote : exit le vol !
Dans le modèle Chionea, pas d’accessoires inutiles ou dangereux ! Les pressions sélectives fortes des milieux dans lesquelles elles vivent, telles que le vent et le froid, expliquent la perte de l’aptitude au vol. Cette aptitude remarquable a contribué au succès des insectes sur la Terre, mais elle s’avère inutile ou tout du moins défavorable à haute altitude où les vents entraineraient les individus loin de leur niche thermique, ce qui diminuerait les probabilités de survie (Brunhes et Dufour 1984).
Le vol n’est plus permis, car trop dangereux, mais la marche est améliorée ! Ca se voit à l’extérieur et il y a des ajustements techniques à l’intérieur. A l’exterieur, Chionea est une voiture de course, profilée, aérodynamique : les Chionea sont bas sur pattes et collent au sol. A l’intérieur, la mécanique est bien huilée : adieu les muscles spécialisés pour activer les ailes (car il n’y en a pas) mais le paquet est mis sur l’innovation pour les muscles des pattes (figure 2). Dans le modèle ‘Chionea les muscles impliqués dans le vol régressent presque complètement : la cavité thoracique est alors largement occupée par la musculature tubulaire associée à la marche, dont le développement est considérable. Et s’il reste de la place dans le thorax, les femelles peuvent même envisager de l’utiliser pour y mettre des œufs, en plus de ceux normalement en développement dans l’abdomen. Un bon moyen pour augmenter les chances de procréer plus…
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- Un mode sécurité incroyable: la stratégie du dernier recours
Le meilleur pour la fin : quand la « Formule 1 » est trop sollicité, que des anomalies surviennent, le mode d’emploi prévoit un mode « sécurité » ! Tout récemment, des chercheurs de l’Université de Washington ont découvert que les mouches des neiges aux États-Unis et au Canada peuvent s’amputer les pattes pour survivre lorsqu’elles commencent à geler : une sorte de « tactique de la dernière chance » pour protéger leurs organes internes du froid qui s’installe (Golding et al. 2023).
Dans ses expériences de laboratoire, John Tuthill et ses collaborateurs ont placé des mouches sur des plaques froides et observé leur comportement à l’aide d’une caméra thermique au fur et à mesure que la température baissait lentement, jusqu’à des températures inférieures à zéro. Les mouches pouvaient encore marcher même lorsque leur corps atteignait -7 °C, et la caméra thermique a pu capturer le moment précis où les pattes des mouches ont commencé à geler, déclenchant la réaction d’amputation. Cela s’est produit dans 31 % des cas où le gel a commencé dans une patte. Certaines mouches ont retiré jusqu’à cinq pattes avant de succomber au froid. Les mouches des neiges, c’est en quelque sorte une formule 1 qui peut perdre des roues et continuer à rouler [photo d’un male avec la patte médiane droite amputée (Figure 3) !
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Comment aider à les étudier ? rejoignez une vaste enquête de science participative ouverte à tous… à la recherche de la Mouche des neiges
Vous éprouvez peut-être maintenant de la sympathie ou de l’admiration pour ces « mouches des neiges » en passe de devenir, si ce n’est déjà le cas, de véritables « espèces relictes » (pour les définitions voir Habel & Assmann 2010). Vous voulez aider à en savoir plus sur ce qu’elles vont devenir et comment elles affrontent le changement climatique ? C’est possible et facile même : que vous soyez au ski ou en balade en raquettes, ce que vous verrez lors de vos sorties hivernales peut être déterminant. Avec l’aide de l’INPN, j’ai lancé une vaste enquête scientifique sur le territoire métropolitain pour savoir où ces mouches des neiges sont vues.
Cette enquête s’intitule [Ça se réchauffe …que font les mouches des neiges ?]. Elle repose sur la participation de tout un chacun et c’est donc un programme de « science participative ». Cette quête a démarré le 01 novembre 2024 et court jusqu’au 31 octobre 2027.
Comment et quand chercher ? Rien de plus simple. En vous déplaçant sur un terrain enneigé, avec prudence évidemment, soyez attentifs et scrutez tout insecte se déplaçant autour de vous. S’il ressemble à une Chionea, faites une photo avec votre téléphone portable. Les conditions météo les meilleures sont celles qui correspondent aux ciels couverts. Les Chionea évitent les ensoleillements forts. On peut en voir toute la journée, bien que le matin offre les plus grandes chances d’en voir. On peut en voir durant tout l’hiver, mais les chances sont plus grandes entre novembre et janvier semble-t-il. Pour les amateurs de milieu souterrain, la quête est ouverte aussi !
Pour transmettre votre observation :
- Connectez-vous sur le site de l’INPN / PatriNat (OFB – MNHN – CNRS – IRD) à la page dédiée à la quête dans l’application, sur la plateforme Détermin’Obs!
- Chargez la photo prise avec votre téléphone portable ou votre numérique et postez l’info, en renseignant les éléments demandés : la date et le lieu d’observation (altitude, lieu-dit, commune, vallée, département, coordonnées géographiques au format géographique décimal: exemple: Latitude: 42.826, Longitude: 0.903).
❗ ATTENTION : Ne capturez pas cette mouche, ne cherchez pas à la garder et n’envoyez pas de spécimen pour une identification spécifique. A ce stade l’enquête vise à comprendre sa répartition actuelle et estimer sa rareté…
❗ ATTENTION : Partir en quête de cette espèce sur la neige requiert la plus grande prudence et nécessite d’être équipé et -a minima- de connaitre les bases de la progression en montagne hivernale, en terrain enneigé, pour être autonome et se déplacer en toute sécurité, et dans l’idéal, une bonne expérience des techniques communes à toutes les pratiques de la montagne sur terrain enneigé ou sur glace -qu’il s’agisse de la randonnée en montagne, de l’alpinisme, du ski de montagne ou de la raquette à neige (https://www.ffme.fr/ffme/securite/ ). De même, partir en quête de cette espèce dans le milieu souterrain exige des connaissances spécifiques pouvant nécessiter la mise en œuvre de techniques d’assurances de tous types. Conformément aux techniques spécifiques liées à la diversité des obstacles, la discipline requiert un matériel adapté et des savoir-faire (consulter par exemple https://ffspeleo.fr/speleo-regles-techniques-et-de-securite.html ).
❗ ATTENTION : Il importe évidemment de se conformer à la réglementation des espaces naturels et de se rappeler qu’il y a interdiction stricte de capture dans les espaces à réglementation renforcée comme les Parcs Nationaux et les Réserves Naturelles (voir par exemple https://www.ofb.gouv.fr/les-parcs-nationaux-de-france ).
Une fois les photos des observations déposées sur le site de l’INPN, avec les informations demandées, je vérifierai s’il s’agit bien d’un individu de Chionea et les informations validées seront transférées sur une carte qui sera communiquée à la fin de l’enquête. Cette enquête scientifique citoyenne permettra non seulement de dresser une carte de répartition plus complète, et surtout actuelle, mais aussi d’identifier des zones de suivi, sur la base d’un protocole scientifique. Vous pourrez réaliser vous-même ces suivis si cela vous intéresse.
Un autre objectif de cette enquête est donc de mettre en place un réseau de personnes intéressées, en France métropolitaine, et au-delà. En effet, d’autres chercheurs s’intéressent également à ces Chionea, en Europe et aux USA notamment. Il y a même une autre enquête basée sur la science participative en Amérique du Nord, enquête pilotée par John Tuthill. Pour en savoir plus consultez le site web du projet au Tuthill lab : https://depts.washington.edu/snowflyproject/
Alors, chaussez vite vos skis ou raquettes… en restant prudent !
AuteurFranck D’Amico, de l‘Université de Pau et des Pays de l’Adour, développe de nouvelles méthodologies avancées pour concevoir des enquêtes et des programmes de surveillance environnementale à long terme, en lien avec l’impact du changement climatique sur les socio-écosystèmes et la biodiversité en montagne au sein de l’UMR/CNRS 5142 LMPA. Son travail vise à rendre ces programmes efficaces et adaptables aux évolutions des méthodes d’évaluation de la biodiversité et des connaissances écologiques. Il exploite les capacités de calcul modernes et les avancées en analyse mathématique pour garantir des dispositifs de suivi robustes et réactifs. Il fait également parti de la Fédération de Recherche MIRA – Milieux et Ressources Aquatiques – à Anglet. |
Bibliographie
- Antil, S., Abraham, J.S., Sripoorna, S. et al. (2023) : DNA barcoding, an effective tool for species identification: a review. Mol Biol Rep 50, 761–775 (lien)
- Brunhes, J., & Dufour, C. (1984) : Les différentes étapes de la perte de l’aptitude au vol chez les tipulidés et les limonidés (Diptera, Nematocera) vivant sous climat froid. Écol., 1984, t. l:, 3, p. 185-198 (lien)
- D’Amico, F. & Oosterbroek, P. (2013) : News records of the endemic snow fly Chionea (Spaeconophilus) pyrenaea (Bourne, 1981) and updated distribution of snow fly in the Pyrenees. Pirineos : a journal of mountain ecology, 168 : 129-137.
- D’Amico, F. & Tyssandier, P. (2023) : Découverte de la mouche des neiges Chionea (Sphaeconophilus) alpinaBezzi 1908 (Diptera ; Nematocera ; Limoniidae) en milieu souterrain dans les Pyrénées françaises. Soc. Hist. nat. Toulouse 159, 2023, 9-14.
- Golding, D., Rupp, K. L., Sustar, A., Pratt, B., & Tuthill, J. C. (2023). Snow flies self-amputate freezing limbs to sustain behavior at sub-zero temperatures. Current biology : CB, 33(21), 4549–4556.e3 (lien)
- Habel, J.C. and Assmann, T., eds (2010) : Relict Species: Phylogeography and Conservation Biology, Berlin ; Heidelberg : Springer-Verlag, , 451 p.
- Hågvar, S. (2010) : A review of Fennoscandian arthropods living on and in snow. European Journal of Endocrinology, 107, 281-298 (lien)
- Jong, H. de & Ciliberti, P. (2014) : How cold-adapted flightless flies dispersed over the northern hemisphere: phylogeny and biogeography of the snow fly genus Chionea Dalman (Diptera: Limoniidae). Systematic Entomology 39: 563-589 (lien)
- Quindroit, C. & L. Chekir (2024) : Second overall and first record for Chionea bezzii Oosterbroek & Reusch, 2008, from the French Pyrenees (Diptera, Limoniidae). Bulletin de la Société entomologique de France. 129 (1) : 97-100 (lien)
- Vanin S, Bubacco L, Beltramini M. (2008) : Seasonal variation of trehalose and glycerol concentrations in winter snow-active insects. Cryo Letters. 29(6):485-491. PMID: 19280052 (lien)
- Wen X, Wang S, Duman JG, et al. (2016). Antifreeze proteins govern the precipitation of trehalose in a freezing-avoiding insect at low temperature. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America. 113(24):6683-6688. DOI: 10.1073/pnas.1601519113. PMID: 27226297; PMCID: PMC4914155 (lien)