L’été, les rives du lac Mono en Californie sont envahies pas des millions de petites mouches. La densité est telle qu’elle atteint parfois par endroit plus de 2000 mouches sur la surface d’une carte postale, pour une population totale estimée à plus de 100 milliards d’individus. Ces mouches appartiennent à une espèce : Ephydra hians (Ephydridae). Les adultes sont connus pour leur mode de vie et leur comportement subaquatique des plus surprenants et singuliers : ils ont en effet la capacité à s’immerger complètement sous l’eau à la fois pour se nourrir et pour pondre leurs oeufs.
Les premières observations et descriptions des moeurs de cet insecte remontent à 150 ans et ont été faites par l’écrivain Mark Twain (1835-1910) sous ces mots : « vous pouvez les maintenir sous l’eau aussi longtemps que vous le souhaitez – sans que cela les dérange – elles sont seulement fières d’elles. Quand vous les laissez partir, elles remontent entièrement sèches à la surface, et marchant avec autant d’insouciance que si elles avaient été éduquées dans le but d’offrir un divertissement instructif à l’homme« .
Biologie et écologie de Hephydra hians
Ephydra hians est une de 4 à 7mm, de couleur marron foncé avec des reflets verts métalliques sur le thorax. L’espèce à la particularité de se développer dans des eaux à forte salinité, expliquant son nom de mouche alcaline. L’eau du lac Mono possède en effet une teneur en sel trois fois supérieure à celle de l’Océan Pacifique, avec une forte concentration en bicarbonate de sodium (NA2CO3), qui lui confère une alcalinité particulière (pH=10). Cette salinité résulte du non renouvellement de l’eau depuis 60 000 ans et d’une évaporation régulière et constante. Le calcium (CaCO3) qui l’accompagne provient quand à lui de sources naturelles.
Hormis E. hians, seuls des algues, des bactéries et des crevettes halophiles tolèrent cet environnement. Les mouches adultes, vivant entre 3 et 5 jours, peuvent ainsi s’alimenter d’algues et pondre sans craindre la concurrence ou la prédation. Le rôle écologique de ce lac est très important dans cette région car il offre une ressource alimentaire à près de 2 millions d’oiseaux migrateurs qui y font halte chaque année (par exemple, 85% de la population de goéland de Californie rejoignent le lac pour nicher) (voir vidéo en bas de page).
Il est primordial pour ces mouches de demeurer sèche pour leur survie. Le fait d’être mouillées engendrerait le dépôt d’une fine couche de minéraux sur leur cuticule (squelette externe des insectes), augmentant par conséquent la probabilité d’être à nouveau mouillées lors d’un prochain contact avec l’eau. Pour se protéger de l’élément liquide nocif lors de la plongée, les mouches s’entourent d’une bulle d’air protectrice englobant à la fois le corps et les ailes. Cette boule leur permet ainsi de se protéger des sels et des composants alcalins et d’apporter l’oxygène tel un poumon externe (photo ci-contre). Grâce à ce scaphandre, la mouche peut rester immergée près de 15mn à des profondeurs de 4 à 8m. Pour rejoindre la surface, elle lâche prise et se laisse tout simplement porter où elle va pouvoir flotter, marcher sur l’eau ou encore s’envoler (voir vidéo ci-dessous).
Or, depuis 150 ans, la formation de cette bulle d’air et la capacité de Ephydra hians à s’immerger dans ces eaux aussi alcalines sont demeurées un mystère pour la science. C’est pourquoi, deux scientifiques du département de Biologie de l’Institut Technique de Californie (ITC), Floris van Breugel et Michael Dickinson ont mené des études les propriétés physico-chimiques uniques de la cuticule de ces mouches à l’origine de la formation de la bulle d’air (en partie financées par le National Geographic Society).
Adaptation à la plongée
La cuticule des mouches de la famille des Ephydridae est recouverte par de nombreux poils minuscules (setae) et par des cires (hydrocarbures).
Pour mieux comprendre les phénomènes physico-chimiques à l’origine du pouvoir hydrophobique des poils, les scientifiques ont d’abord observé au microscope l’aspect et la répartition des poils à la surface de la cuticule. Ils ont constaté que ces mouches possédaient un tapis de poils plus denses de 36% sur leur corps et leurs pattes que d’autres espèces de mouches apparentés (34% sur les ailes, 44% sur le thorax, 47% sur l’abdomen) (voir photo ci-contre).
Puis, pour mesurer les forces de tension à la surface de l’eau et de la cuticule de ces insectes, ils ont construit un capteur minuscule et plongé des centaines d’individus de E. hians, et de 6 autres espèces apparentées, dans une série de solution salines différentes en en faisant varier la salinité, le pH et la densité. La formation de la bulle d’air à la surface de la cuticule a pu être observée à l’aide de caméras à haute fréquence et de logiciels d’analyses mathématiques.
Les résultats montrent que seule E. hians possède la capacité à former et à maintenir une bulle d’air dans des eaux aussi riches en bicarbonates de sodium (NA2CO3). Cette capacité ne résulterait que de quelques changements mineurs dans les propriétés physico-chimiques des hydrocarbures et des poils. Les propriétés détachante et de nettoyage de NA2CO3 sont connus de longue date (solution utilisée dans l’Egypte antique pour embaumer les momies). Comme le signal Mickael Dickinson, l’eau du lac est plus adaptée au lavage du linge que pour y vivre ! Cette adaptation a probablement évoluée au cours du temps avec l’augmentation lente et progressive de concentration en sels minéraux comme NA2CO3 dans le lac Mono (et dans d’autres lacs de la planète).
Récemment, les pressions de sélection sur les mouches alcalines du lac Mono sont devenues plus fortes. En raison d’une politique de détournement des eaux de la Sierra de l’Est menée par la ville de Los Angeles entre 1941 et 1982, la concentration en sels du lac a doublé. Cependant, les scientifiques ont démontré que cette augmentation assez soudaine en ions affectait plus les larves que les adultes.
L’adaptation principale ayant permis à E. hians d’accéder à cet environnement alcalin ne repose pas tant sur les propriétés physico-chimiques de ses poils ou de sa cuticule que sur l’apparition des comportements de déplacement et d’alimentation subaquatiques. Les scientifiques suggèrent que ces comportements ont pu apparaître lors de périodes où la disponibilité en nourriture en surface est devenue limitante, les algues sous-marines offrant une alternative abondante. Par l’absence de compétition et de prédateurs comme les poissons, la pression de sélection sur ces comportements subaquatiques est restée quant à elle plutôt faible. La bulle d’air ne couvre pas les yeux rouges de la mouche pour que sa vision ne soit pas déformée (photo ci-dessus), et ses pattes sont munies de griffes plus longues que celles d’espèces apparentées afin de lui permettre de se déplacer sur le fond au voisinage des berges du lac (voir vidéo ci-dessous).
Menaces
L’environnement de lac Mono est fragile et en danger par l’apparition de deux phénomènes : 1) Dérivation des eaux en amont du lac qui augmente la concentration en sel à des niveaux au-delà du seuil de tolérance de la mouche Ephydra hians ; 2) Formation d’un film d’écran solaire sur les eaux provenant des nageurs occasionnels qui altère les propriétés physico-chimiques des poils cireux.
Vidéos complémentaires
Source
- van Breugel F. & Dickinson M.H. (2017) : Superhydrophobic diving flies (Ephydra hians) and the hypersaline waters of Mono Lake. Procceding of the National Academy of science, 1-6 (lien)