Electroréception dans les interactions proies prédateurs chez les insectes

Electroréception dans les interactions proies prédateurs chez les insectes

Par Benoît GILLES

L’interaction entre prédateurs et proies est une composante cruciale des écosystèmes, influençant fortement l’évolution par sélection naturelle. La détection des prédateurs par les proies, et vice versa, implique l’utilisation de divers indices sensoriels pour les proies ! et elle seule. Une étude (Sam J. England et Daniel Robert (2022)) révèle que certains animaux terrestres détectent les champs électriques émanant de leurs prédateurs chargés électrostatiquement et utilisent ce sens pour initier des comportements défensifs.

Ce phénomène d’électroréception, connu chez certains poissons et amphibiens, semble également exister chez les insectes terrestres. Il offre une nouvelle dimension à notre compréhension des systèmes sensoriels animaux et des dynamiques prédateur-proie​​.

Contexte et importance de l’étude

Les objets électriquement chargés émettent des champs électriques qui exercent des forces sur d’autres objets chargés. Puisque les animaux et les plantes sont presque toujours électriquement chargés, ces forces électriques imprègnent l’environnement naturel. Malgré cela, le rôle écologique potentiel de ces champs et forces électriques reste largement ignoré. Récemment étudié entre les fleurs et leurs pollinisateurs (lien), les scientifiques ont tenté de combler cette lacune en voyant si l’électricité statique naturelle fournit une dimension cachée aux interactions prédateur-proie en tant que source d’information sensorielle.

L’écologie sensorielle est une discipline qui étudie la manière dont les organismes perçoivent et interprètent les signaux environnementaux pour survivre et se reproduire. Les prédateurs et les proies exploitent une variété de modes sensoriels, tels que la vision (lien), l’audition, l’olfaction (lien), la thermorégulation et la mécanoréception (lien), pour se repérer dans leur environnement et interagir les uns avec les autres.

L’ajout de l’électroréception à ce répertoire sensoriel élargit la compréhension des capacités adaptatives des animaux et ouvre de nouvelles perspectives sur les interactions écologiques.

 

Méthodologie

Les chercheurs ont étudié des interactions spécifiques entre les chenilles de trois espèces : Tyria jacobaeae (Écaille du séneçon – famille des Erebidae), Telochurus recens (la Soucieuse – famille des Erebidae), Aglais io (Paon-du-jour – famille des Nymphalidae) et les guêpes prédatrices Vespula vulgaris.

Ces espèces ont été choisies en raison de leurs interactions prédatrices naturelles et de la facilité avec laquelle elles sont étudiées en laboratoire. Les chenilles sont connues pour leur sensibilité aux stimuli environnementaux, ce qui en fait un modèle idéal pour l’étude de la détection sensorielle (figure 1).

Figure 1 : Photographies des quatre espèces étudiées dans cette étude – (A) La chenille de l’Ecaille du Séneçon (T. jacobaeae) adoptant une posture enroulée défensive – (B) La chenille de la Soucieuse (T. recens) adoptant une posture enroulée défensive – (C) La chenille du papillon Paon-du-jour (Aglais io), à mi-chemin d’un mouvement de battement défensif – (D) La guêpe commune prédatrice (Vespula vulgaris) (Source : England & Robert, 2024)

Procédures expérimentales

  • Génération et mesure des champs électriques

Pour mesurer les champs électriques émis par les guêpes, les chercheurs ont utilisé un électromètre et des capteurs de champ électrique. Les guêpes ont été capturées et leur charge électrique a été mesurée en les plaçant à proximité des capteurs. Les variations de champ électrique ont été enregistrées lorsque les guêpes étaient en vol et au repos. Cette approche a permis de quantifier les champs générés par les guêpes dans des conditions contrôlées et de vérifier leur détectabilité par les chenilles (figure 2).

  • Observations comportementales

Les comportements défensifs des chenilles ont été observés en présence de guêpes chargées électrostatiquement. Des enregistrements vidéo à haute vitesse ont été utilisés pour capturer les réponses des chenilles aux champs électriques générés par les guêpes en vol. Les mouvements des chenilles ont été analysés pour déterminer les types de réponses défensives initiées par les champs.

Les comportements observés comprenaient des contorsions corporelles, des contractions musculaires et des déplacements rapides, indiquant une réponse sensorielle aiguë aux stimuli électriques (figure 2).

Figure 2 : Caractérisation des forces électriques physiques agissant entre les guêpes prédatrices et les chenilles proies – (A) Mesures de la charge électrostatique nette portée par une guêpe prédatrice, V. vulgaris (jaune) et trois espèces de chenilles proies, T. jacobaeae (orange), T. recens (rose) et A. io (violet) – (B) Coupe bidimensionnelle passant par le centre d’un modèle informatique tridimensionnel de l’intensité du champ électrique entre une guêpe et une chenille située sur la tige d’une plante. L’intensité du champ électrique est indiquée par une couleur avec des valeurs tronquées au-dessus de 2 kV/m pour plus de clarté. La géométrie 3D des organismes est représentée en gris (Source : England & Robert, 2024)
  • Analyse des soies mécanoréceptrices

Les chercheurs ont examiné les soies* mécanoréceptrices des chenilles pour comprendre leur sensibilité aux champs électriques (figure 3). Des microscopes électroniques à balayage ont été utilisés pour analyser la structure des soies, et des tests électromécaniques ont été effectués pour déterminer leur résonance à différentes fréquences de battement des ailes de guêpes.

*Les soies des chenilles, (setae), sont des structures sensorielles spécialisées qui peuvent détecter les forces mécaniques et électriques, jouant un rôle crucial dans la perception sensorielle des insectes.

Figure 3 : Identification des soies (S1 à S8) comme structures électrosensorielles candidates. Images obtenues au microscope électronique à balayage de diverses structures électrosensorielles candidates examinées pour T. jacobaeae (en haut), T. recens (au milieu) et A. io (en bas), ainsi que des macrophotographies montrant des exemples d’emplacements de chacune de ces soies sur le corps des chenilles (Source : England & Robert, 2024)

Contrôles et réplication

Pour assurer la validité des résultats, des contrôles ont été mis en place. Les chercheurs ont mené des expériences avec des guêpes déchargées pour comparer les réponses des chenilles et s’assurer que les comportements défensifs étaient spécifiquement déclenchés par les champs. De plus, les expériences ont été répétées plusieurs fois avec différents groupes de chenilles et de guêpes pour vérifier la reproductibilité des résultats. Les données ont été analysées statistiquement pour évaluer la significativité des différences observées entre les groupes expérimentaux et les groupes contrôle.

Résultats principaux

  • Charge électrique des guêpes

Les mesures montrent que les guêpes accumulent une charge électrique significative lorsqu’elles volent. Leur charge électrique crée un champ électrique détectable par les chenilles, ce qui confirme l’hypothèse que les prédateurs terrestres peuvent générer des signaux électriques perceptibles par leurs proies. Les guêpes accumulent leur charge en volant à travers l’air, un processus similaire à celui par lequel les objets se chargent par friction.

Les champs électriques mesurés étaient suffisamment forts pour provoquer des déviations des soies des chenilles, indiquant une interaction sensorielle directe.

 

  • Comportements défensifs des chenilles

Les observations comportementales ont révélé que les chenilles de Spodoptera littoralis réagissent aux champs électriques des guêpes par des mouvements défensifs, tels que des contorsions rapides et des déplacements brusques. Ces comportements sont déclenchés lorsque leurs soies détectent les variations de champ électrique, montrant une réponse adaptative directe aux stimuli électriques. Les chenilles ont montré une sensibilité élevée aux champs électriques, réagissant même à des variations minimes, ce qui souligne l’efficacité de ce mode de détection.

  • Résonance électromécanique des soies

Les tests électromécaniques révèlent que les soies mécanoréceptrices des chenilles présentent une résonance électromécanique à la fréquence de battement des ailes des guêpes, environ 230 Hz. Cette résonance permet aux chenilles de détecter plus efficacement leurs prédateurs en vol, augmentant ainsi leurs chances de survie.

La résonance des soies est un exemple d’adaptation sensorielle avancée permettant une détection précoce et précise des prédateurs. Les soies résonantes amplifient les signaux électriques, améliorant la capacité des chenilles à percevoir les guêpes à distance.

Figure 4 : Mesures des réponses électromécaniques des soies des différentes chenilles aux stimuli du champ électrique (Source : England & Robert, 2024)

Discussion

  • Électroréception chez les animaux terrestres

L’électroréception chez les animaux terrestres offre une perspective nouvelle sur les interactions prédateur-proie. Les résultats de cette étude indiquent que les forces électrostatiques peuvent constituer un signal sensoriel crucial dans ces interactions. Cette découverte remet en question notre compréhension des systèmes sensoriels et suggère que de nombreux autres animaux terrestres pourraient également utiliser l’électroréception pour détecter les prédateurs. L’électroréception pourrait être particulièrement avantageuse dans des environnements où les indices visuels ou auditifs sont limités, offrant une méthode de détection alternative et efficace.

  • Implications écologiques et évolutives

Les interactions prédateur-proie basées sur l’électroréception pourraient avoir des implications importantes pour l’écologie et l’évolution. La capacité à détecter les champs électriques pourrait représenter un avantage sélectif majeur, influençant les trajectoires évolutives des espèces. De plus, cette capacité pourrait conduire à une coévolution entre prédateurs et proies, chaque groupe développant des adaptations pour mieux utiliser ou détecter les signaux électriques. Par exemple, les prédateurs pourraient évoluer pour réduire leur charge électrique afin de devenir moins repérables par leurs proies, tandis que les proies pourraient affiner leur sensibilité électrique pour anticiper les attaques.

  • Comparaison avec d’autres modes sensoriels

L’électroréception est volontiers comparée à d’autres modes sensoriels tels que la vision, l’audition et l’olfaction. Contrairement à ces sens, qui dépendent souvent de la lumière, du son ou des molécules chimiques, l’électroréception utilise des forces électriques omniprésentes dans l’environnement naturel. Cette omniprésence offrirait des avantages en termes de détection continue et omnidirectionnelle des menaces, en particulier dans des environnements où d’autres indices sensoriels sont limités. Par exemple, dans des habitats denses ou sombres, l’électroréception pourrait compléter ou même surpasser les autres sens en fournissant des informations sur la présence des prédateurs.

  • Limites de l’étude et perspectives futures

Bien que cette étude ait révélé des faits significatifs, elle présente certaines limites. Les expériences ont été menées dans des conditions contrôlées, et il serait important de vérifier si ces résultats sont reproductibles dans des environnements naturels complexes. De plus, d’autres espèces de prédateurs et de proies devront être étudiées pour déterminer l’étendue de l’électroréception.


Bibliographie

  • England S.J. & Robert D. (2024) : Prey can detect predators via electroreception in air. PNAS, Vol 121,N°23 (lien)

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