Par Benoît GILLES
Le fait de pouvoir mordre avec force offre aux espèces qui sont dotées de cette capacité la possibilité d’accéder à de la nourriture, à gagner des combats inter- et intra-spécifiques, à se défendre contre leurs prédateurs et à se reproduire avec davantage de succès. Chez les vertébrés, les forces de morsure maximales sont étudiées dans une grande diversité de taxons tels que les poissons osseux, les crocodiliens, les oiseaux, les tortues, les squamates, les grenouilles, les marsupiaux et les mammifères.
Cependant, bien qu’ils soient omniprésents, les connaissances fondamentales sur la variation, les prédicteurs (paramètres intervenant dans la sélection) et l’évolution des forces de morsure chez les insectes demeurent lacunaires. Même si plus d’un demi-million d’espèces appartiennent à des ordres qui possèdent des pièces buccales de type broyeur (lien article), la bibliographie existante ne donne des mesures de force de morsure que sur cinq espèces de libellules, une espèce de blatte et 14 espèces de coléoptères.
L’intérêt d’approfondir ces connaissances est pourtant crucial car un grand nombre d’insectes jouent des rôles majeurs dans l’équilibre des écosystèmes (détritivores et prédateurs par exemple) et certaines espèces, phytophages, sont des ravageurs des cultures causant des dégâts et des pertes économiques d’ampleur.
Jusqu’à présent, la mesure des forces de morsure des insectes était complexe, voire impossible, en raison de leur petite taille.
De nouveaux outils ont récemment permis de faire sauter ce verrou et de mener des mesures in vivo peu invasives chez des espèces avec un écartement des pièces buccales plus de dix fois plus petit que le permettaient les outils précédents.
Les scientifiques ont eu recours à un cristal stockant l’énergie électrique et à un capteur de force qu’ils ont inséré entre les mandibules des insectes. La compression du cristal par un insecte génère un courant électrique permettant de caractériser la tension exercée lors de la morsure. La morsure est déclenchée à l’aide d’un pinceau qui vient chatouiller le ventre ou la tête de l’insecte afin de l’amener à écraser l’appareil entre ses mandibules (figure 1).
À l’aide de cette technologie (appelée forceX), Peter Thomas Rühr et son équipe de l’Institut de Biologie Évolutive et d’Écologie Animale de l’Université de Bonn ont réussi à mesurer les forces de morsure de 1 290 spécimens, appartenant à 654 espèces, à 111 familles et à 13 ordres provenant des quatre continents et de nombreuses zones de culture (figure 2). Au lieu de recueillir uniquement les valeurs maximales, comme l’ont fait la plupart des études de force de morsure précédentes, les scientifiques ont également enregistré des courbes de force associées avec des données morphologiques comme la taille de la tête, des ailes et du corps de chaque spécimen pour évaluer les prédicteurs morphologiques de la force de morsure entre les espèces.
Il s’agit de relier la force de morsure à la taille, au poids, à la capacité de s’approvisionner en aliments ou à la stratégie d’accouplement pour mieux comprendre les pressions évolutives et de sélection qui agissent sur les espèces comme l’explique Tom Weihmann de l’Université de Cologne en Allemagne.
Les mesures morphologiques ont été réalisées avec un pied à coulisse numérique (précision de 0,01mm), portant sur la largeur de la tête, la longueur de la tête, la hauteur de la tête, la largeur du thorax, la longueur de l’aile antérieure et la longueur du corps (figure 3).
Les espèces d’insectes dont les données ont été intégrées à la base de données se répartissent de la manière suivante : Australie (30,7%), Allemagne (19,1%) et Panama (16,4%), 23,2% d’entre elles ont été collectées dans des zones de cultures, les 10,6% restants proviennent quant à elles de Grèce, de Slovénie, de France, de Chine et du Danemark. S’agissant des régions climatiques, 54% des espèces proviennent de zones tempérées, 43,2% de zones tropicales et 2,8% des zones sèches et continentales combinées (figure 4a et b).
Certains taxons n’ont pas pu être étudiés par l’absence de spécimens vivants des ordres Zoraptera et Grylloblattodea, par l’impossibilité d’obtenir des morsures de plécoptères, de mécoptères et de trichoptères, et en raison d’une traille trop petite des spécimens de Psocoptera et des papillons archaïques à mandibules piqueurs-mâcheurs (Lepidoptera : Micropterigoidea). L’évaluation de la couverture phylogénétique des ordres et des familles a montré que la plupart des familles sont représentées par au moins 1% des espèces (figure 4c et d).
Bien que tous les ordres soient représentés dans la base de données, seule une fraction de toutes les espèces d’insectes existantes ont fait l’objet de mesures : moins de 1% des espèces décrites des Mantophasmatodea, des Phasmatodea et des Mantodea (points à gauche de la ligne pointillée sur la figure 4c) par exemple.
La base de données établie par l’équipe de Bonn dépasse les études précédentes combinées en nombre d’espèces (30 fois chez les insectes, 3,5 fois chez les amniotes). Elle facilitera les prochaines études sur la macroévolution de la force de morsure maximale, des longueurs de morsure, des fréquences de morsure, des modèles d’activation musculaire et des formes de courbe de morsure chez les insectes et facilitera les comparaisons avec tous les taxons de métazoaires.
Record de morsure
Le record de puissance est détenu par le grillon australien Chauliogryllacris acaropenates (Gryllacrididae), appelé le Grillon râpeux (Raspy Cricket en anglais) (figure 5).
Comme l’indique Peter Rühr : « cela est surprenant car j’aurais supposé que ce soient des espèces prédatrices qui provoqueraient les morsures les plus fortes plutôt que des espèces herbivores ! ».
Chauliogryllacris acaropenatesutilise utilise sa puissante morsure pour découper et mâcher du bois vivant dont il s’alimente, et pour creuser des galeries dans des branches et des troncs d’arbres cassés. Finalement, cette capacité prend sons sens explique le chercheur.
A l’inverse, la guêpe (Netelia) trouvée en Australie exerce une force de morsure maximale 1 200 fois inférieure à celle du grillon râpeux, ce qui en fait la morsure la plus faible.
Un spécimen de Coléoptère s’est même cassé ses propres pièces buccales lors du test de morsure ! Par exemple, les mâles d’espèces se battant pour se reproduire, comme les Lucanes, peuvent mordre avec beaucoup de force.
Lorsque Rühr et son équipe combinent leurs données avec des informations sur l’histoire de l’insecte et des informations anatomiques, ils peuvent mieux comprendre comment les forces de piqûre d’insecte se sont développées.
Ce n’est que le commencement. » On estime qu’il existe plus d’un million d’insectes dans le monde, dont beaucoup mordent et mâchent dangereusement, mais nous n’en avons comptabilisé que 650 ! ».
Bibliographie
- Rühr P.T.; Edel C. ; Frenzel M. & Blanke A. (2022) : A bite force database of 654 insect species (lien)