Par Amandine Cornille et Sergio Olvera-Vazquez
Reconstruire l’histoire de colonisation de ravageurs majeurs des cultures, les pucerons, à l’aide des marqueurs génétiques
Ces dernières années ont vu un accroissement de la propagation d’insectes ravageurs. L’augmentation des échanges globaux et le changement climatique, ainsi que la baisse de la résilience des systèmes de production due à des décennies d’intensification agricole, en sont les principales causes (données FAO). Ces insectes affectent les cultures, causant des pertes considérables pour les agriculteurs et menaçant la sécurité alimentaire de millions de personnes.
La compréhension de l’histoire de colonisation de ces ravageurs est essentielle pour mettre en place des programmes de lutte raisonnés.
La reconstruction de l’origine et des routes de colonisation suivies par les ravageurs peut passer par l’étude de la structuration génétique des populations et de l’estimation de l’étendue des échanges de gènes entre celles-ci. Par ailleurs, beaucoup d’insectes ravageurs hébergent des communautés bactériennes endosymbiotiques (exemple des Wolbachia) qui jouent souvent un rôle crucial dans leur capacité à coloniser de nouveaux hôtes et environnements. L’étude de ces communautés peut nous permettre de comprendre leur rôle dans la colonisation des ravageurs et leur succès à travers le monde. Cette communauté peut aussi être caractérisée à l’aide d’outils génétiques.
Ravageurs majeures des cultures [1], les pucerons hébergent des bactéries symbiotiques dominées par le symbiote obligatoire Buchnera aphidicola. Cet dernier synthétise des nutriments absents du régime alimentaire du puceron mais essentiels pour sa survie [2,3], lequel reçoit en retour une protection au sein de structures (bactériocytes) présentes dans son hémolymphe. Buchnera aphidicola peut aussi se révéler être un tampon contre le stress thermique lors de la colonisation rapide de nouvelles régions géographiques par le puceron, qui suit la dispersion associée à la domestication de son hôte [4,5].
Les histoires de colonisation par plusieurs pucerons sont déjà documentées sur la base de marqueurs génétiques : Puceron noir de la luzerne, Aphis craccivora Kock, Puceron du tabac Myzus persicae nicotianae Blackman, Puceron russe du blé Diuraphis noxi Kurdjumov, Macrosiphum miscanti Takahashi, Puceron vert du prunier Brachycaudus helichrysi (Kaltenbach) [6–11]. Ces études ont démontré que ces espèces peuvent se propager rapidement à travers le monde, probablement via les plantes transportées par l’homme et/ou le vent. Les colonisations se déroulent à partir plusieurs populations présentant une forte diversité génétique, et échangeant beaucoup de gènes, et/ou, à partir de quelques « super-clones » (génotypes prédominants répandus dans l’espace et dans le temps) très différenciés génétiquement les uns des autres avec des capacités de dispersion élevées.
Un ravageur majeur mais une histoire de colonisation inconnue
Les travaux de l’équipe ont permis de reconstruire l’histoire de la domestication du pommier cultivé (Malus domestica). La domestication de cette culture a commencé en Asie Centrale à partir du pommier sauvage d’Asie Centrale (M. sieversii). Plus tardivement, le pommier sauvage européen (M. sylvestris) a été un contributeur secondaire, mais important quantitativement, au génome du pommier domestique actuel (figure 1), ainsi que, plus minoritairement, le pommier sauvage caucasien M. orientalis.
Dysaphis plantaginea se développe tôt au printemps. Elle est responsable de dégâts à la fois directs (impacts de la salive toxique et irritante sur les feuilles et les fruits) et indirects (l’absorption de la sève affaiblit l’arbre et impacte sa survie) (figure 2). Cette espèce est l’un des pucerons les plus nuisibles dans les vergers de pommiers des régions tempérées d’Afrique du Nord, d’Amérique et d’Europe, entraînant chaque année des pertes économiques importantes.
Malgré les sérieux dégâts que ce puceron cause dans les récoltes, l’histoire de sa colonisation en Europe, en Amérique du Nord et au Maghreb, reste peu connue.
Est-ce que ce puceron a suivi la colonisation de son hôte depuis l’Asie Centrale, ou a-t-il colonisé le pommier cultivé lorsque ce dernier atteint l’Europe il y a 1 500 ans ?
Est-ce que la colonisation s’est déroulée à partir de plusieurs populations ou de quelques super-clones ?
Telles sont les questions auxquelles le laboratoire Génétique Quantitative et Évolution-Le Moulon, les collaborateurs du projet, et le grand public, ont tenté de répondre.
Un projet de recherche coopératif
Le laboratoire, en collaboration avec les deux autres laboratoires d’écologie de l’Université Paris Saclay (EGCE et ESE), d’autres laboratoires nationaux et internationaux, le groupe de recherche en agriculture biologique (GRAB), et le grand public, a reconstruit l’histoire de la colonisation du Puceron cendré du pommier à l’aide de marqueurs génétiques.
Entre 2017 et 2018, des populations de pucerons ont été récoltées par les divers acteurs dans les vergers de pommier cultivé. Une fois les échantillons obtenus, leur ADN a été extrait au laboratoire de biologie moléculaire du GQE-Le Moulon (lien). En parallèle, entre 2017 et 2019, ce laboratoire a développé 29 nouveaux marqueurs génétiques (microsatellites) pour le Puceron cendré, car peu de marqueurs étaient disponibles dans la littérature pour cette espèce [12].
En 2018, ces marqueurs ont été génotypés sur la collection de 720 pucerons récoltés à travers l’Europe, l’Amérique du Nord et le Maghreb. En parallèle, la communauté bactérienne endosymbiotique du puceron a été caractérisée grâce au séquençage ciblé du gène codant l’ARNr 16S de la collection de pucerons récoltés entre 2017 et 2018. Cette technique permet de mettre en évidence la représentation et l’abondance des différentes espèces de bactéries d’un communauté microbienne donnée.
Reconstruire l’histoire de colonisation du puceron cendré et le rôle de ses bactéries endosymbiotiques a ainsi fait appel à un réseau de partenaires ayant de multiples compétences (génomique, évolution, biologie des interactions plante-insectes suceurs-piqueurs-bactéries, écologie microbienne). Ce projet a aussi fait appel à la science participative via des appels à échantillonnage et l’envoi de kits d’échantillonnage de pucerons – merci à toutes et à tous !
Une colonisation récente en Europe, au Maghreb et en Amérique du Nord
Les marqueurs génétiques ont permis de détecter cinq populations distribuées aux États-Unis, au Maroc, en Europe de l’Ouest et de l’Est, et en Espagne (figure 3A). Les populations présentent une faible différenciation génétique et une grande diversité génétique, à l’exception des populations marocaine et nord-américaine qui sont probablement le résultat d’événements de colonisation récents (figure 3B).
De forts échanges de gènes entre les cinq populations de pucerons pendant la colonisation ont aussi été démontrés. Il a aussi été constaté que D. plantaginea héberge rarement d’autres bactéries endosymbiotiques que son symbiote nutritionnel obligatoire B. aphidicola. Cela suggère que les endosymbiotes secondaires n’ont pas joué un rôle important dans la propagation rapide du puceron du pommier. Ces résultats ont une importance fondamentale pour comprendre les processus de colonisation des ravageurs et leurs implications pour les programmes de lutte durables. Des expériences en Espagne, Belgique et France visent à essayer de comprendre si ces cinq populations se sont adaptées à leur environnement local (hôte et environnement abiotique et biotique) durant la colonisation, et à déterminer quels sont les gènes de résistance impliqués chez le puceron et chez le pommier.
Une origine toujours inconnue
L’origine du Puceron cendré reste cependant toujours inconnue. La difficulté à trouver Dysaphis plantaginea en Asie Centrale a limité les conclusions de cette étude.
Deux hypothèses sont plausibles. Le puceron aurait pu suivre son hôte, le pommier cultivé, depuis l’Asie Centrale le long de la Route de la Soie (figure 4). Deuxième possibilité, le puceron serait originaire du poirier dans le Caucase. L’origine des poiriers sauvages est en effet supposée être de cette région, et plus ancienne que les pommiers. D’autre part, le Puceron mauve du poirier (Dysaphis pyri), comme le suggère son nom, est retrouvé sur le poirier et est une espèce sœur de D. plantaginea. Il est donc possible que Dysaphis plantaginea soit apparu par saut d’hôte à partir des poiriers dans le Caucase (figure 4). Cependant, ces hypothèses restent à valider en intensifiant les échantillonnages de D. pyri et D. plantaginea à travers l’Eurasie.
Les auteursChargée de recherche au CNRS, Amandine Cornille dirige une équipe ATIP Avenir CNRS-Inserm sur la génomique évolutive des interactions hôte-ravageurs, son modèle est le binôme pommier-puceron. Son équipe combine plusieurs approches (expérimentation en laboratoire, sur le terrain, génomiques et génétiques des populations) afin de comprendre l’impact du changement climatique et de l’émergence de nouveaux ravageurs sur les arbres fruitiers : elle vise à une conservation raisonnée des espèces sauvages apparentées aux fruitiers domestiqués.
Doctorant à l’Université Paris-Saclay (Ecole Doctorale « Science du végétal« ). Son projet de thèse porte sur les bases écologiques et génomiques de l’adaptation locale chez un ravageur majeur du pommier, le puceron cendré du pommier, au département Génétique Quantitative et Evolution – Le Moulon, sous la directiond’Amandine Cornille. |
Bibliographie
- Olvera-Vazquez S.G. et al. (2021) : Large-scale geographic survey provides insights into the colonization history of a major aphid pest on its cultivated apple host in Europe, North America and North Africa. Peer Community in Evolutionary Biology (lien)
A savoir : le nouveau journal Peer Community in Evolutionary Biology (PCI Evol. Biol.) est un nouveau style de journal reposant sur un système de recommandations d’articles scientifiques par les pères indépendants favorisant la diffusion de la connaissance scientifique libre. Pour en savoir davantage : https://www.youtube.com/watch?v=4PZhpnc8wwo