Les fourmis champignonnistes ont la particularité de se nourrir exclusivement d’un champignon Basidiomycète, qu’elles cultivent sur un substrat alimenté par la collecte de morceaux de végétaux (feuille, fleurs, fruits) (vidéo en bas de page). Les deux espèces entretiennent une relation mutualiste symbiotique d’inter-dépendance totale en co-évolution depuis près de 67 millions d’années.
Il s’avère que ce substrat peut être parasité par un autre champignon du genre Escovopsis. Malgré la découverte du parasite il y a 25 ans, les relations qu’entretiennent ce cortège d’espèces demeurent quasiment inconnues.
C’est pourquoi, une équipe menée par le scientifique brésilien Lucas A. Meirelles (California Institute of Technology) a entrepris l’une des études les plus importantes concernant ce parasite de fourmis. Elle souhaitait comprendre les relations évolutives et phylogénétiques existantes entre les fourmis, le Basidiomycètes et le champignon parasite. Après des années de collecte à travers l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, d’analyses moléculaires et génétiques, et d’observations par microscopie, ses résultats viennent d’être publiés.
Ils ont permis tout d’abord le recensement de 61 nouvelles souches de ce champignon parasite, puis de révéler, contre toute attente, l’aspect généraliste de ce parasitisme.
Les fourmis champignonnistes sont au nombre de 250 espèces réparties en 16 genres. Elles entretiennent les relations symbiotiques les plus complexes et les plus fascinantes de la nature. Le degré de co-adaptation morphologique, physiologique et comportementale est tel que les deux espèces ne peuvent survivre seule : mutualisme symbiotique (pour en découvrir davantage, lire ces articles : Les fourmis du genre Atta et Adaptation symbiotique).
Ce sont pour ces raisons que ces insectes sont fortement étudiés dans le but de comprendre les mécanismes évolutifs, adaptatifs et génétiques à l’origine de la mise en place de telle relation symbiotique. Des champignons parasites ont su intégrer et exploiter ce mutualisme. Certains genres comme Trichoderma, Syncephalastrum et Fusarium, sont cosmopolites et se rencontrent en dehors des colonies de fourmis champignonnistes. Cependant, le champignon parasite du genre Escovopsis est quant à lui spécifiquement lié à ces fourmis.
Les premières études suggéraient que chaque genre et chaque lignée de fourmis abritait une lignée spécifique du parasite. Par exemple, 3 populations géographiquement éloignées d’une espèce de Trachymyrmex (Panama, Equateur, Trinidad) seraient infectées par 3 souches monophylétiques (issues d’un même ancêtre commun) de Escovopsis. Plus généralement, les scientifiques pensaient qu’à chaque genre de fourmis était associée une lignée spécifique du parasite, cette spécificité étant acquise par co-évolution.
C’est pour vérifier ces hypothèses et apporter des connaissances sur la diversité de Escovopsis en Amérique du Sud (berceau de la diversité en fourmis champignonnistes), que l’équipe de scientifiques à débuté ses travaux au début des années 2000.
Les recherches ont consisté dans un premier temps à collecter des champignons parasités de toutes les espèces de fourmis des genres Trachymyrmex, Sericomyrmex, Acromyrmex et Atta (genres qui possèdent le plus haut degré de complexité de mutualisme symbiotique) et cela dans toute l’Amérique du Sud, puis à comparer, par des analyses moléculaires, de génétiques et par microscopie, les souches de Escovopsis entre elles et entre les différentes espèces de fourmis : arbre phylogénétique.
Les principaux résultats, surprenants et inattendus, montrent, après avoir identifiés 61 souches différentes de Escovopsis, une absence de spécificité d’infection du parasite au sein des fourmis champignonnistes. Une même espèce de fourmis peut être ainsi parasitée par des souches distinctes de Escovopsis, et une même souche du parasite infecter plusieurs genres de fourmis.
Par exemple, dans une colonie de l’espèce Acromyrmex molestans ont été identifiées 3 souches du parasite : E. moelleri et E. microspora sur le dessus du substrat du Basidiomycète et E. moelleri et E. lentecrescens au dessous.
Les scientifiques proposent une hypothèse pour interpréter l’arbre phylogénétique obtenu (Figure 1 en bas de page) :
- Certaines souches (clades) de Escovopsis posséderaient un potentiel pathogène généraliste (clade I, II, V et VII), pouvant infecter plusieurs genres de fourmis champignonnistes quel que soit leur degré d’apparentement. Les autres clades de Escovopsis (clade IV, VI et VIII), quant à eux, seraient plus spécifiques à des genres ou des populations de ces fourmis, ou bien spécifiques à des régions géographiques.
Bien que les mécanismes de transmission et de dispersion entre les colonies de fourmis demeurent encore inconnus, il est possible qu’un vecteur généraliste puisse être en mesure de transmettre le parasite entre des nids d’espèces de fourmis éloignées phylogénétiquement (clades I, II, V et VII), d’autres seraient cantonnées à des clades plus spécifiques (clades IV, VI et VIII).
D’autres explications peuvent être proposées :
- Les souches rares (les moins représentées) de Escovopsis pourraient être adaptées à des conditions écologiques spécifiques dans les régions où elles se trouvent.
- Les souches généralistes de Escovopsis auraient été sélectionnées pour bénéficier d’une large gamme d’hôtes leur permettant de se disperser dans l’environnement.
- Les souches rares de Escovopsis auraient évolué pour contourner les barrières défensives de certains hôtes spécifiques uniquement.
Un cas intéressant concerne Acromyrmex octospinosus à la Guadeloupe. Cette espèce, après y avoir été introduite, y est devenue envahissante. Fait surprenant, Escovopsis a été retrouvé au sein des colonies de l’île.
Les hypothèses possibles pour expliquer cette présence sont :
- Escovopsis étant présent dans la colonie introduite, le parasite ne serait donc pas mortel car la colonie a survécu et pu se multiplier. Escovopsis se transmettrait par les reines lors des essaimages : transmission verticale.
- Escovopsis se disperserait dans l’environnement sur de très longues distances au point d’atteindre des régions insulaires.
Ces recherches doivent se poursuivre pour obtenir davantage de données sur l’histoire évolutive entre Escovopsis et les fourmis champignonnistes qu’il parasite. Les relations que ces espèces entretiennent semblent bien plus complexes que les premières études le présupposaient. Par exemple, Escovopsis pourrait être un pathogène généraliste qui se serait spécialisé au cours de l’évolution à ces fourmis, mais qui garderait toutefois une capacité à se propager au sein d’un groupe d’espèces phylogénétiquement éloignées.
De plus, des enquêtes complémentaires doivent être menées sur le cycle de vie de ce parasite, par exemple pour déterminer les mécanismes de transmission.
Ces recherches sur le parasite Escovopsis entrent dans le cadre d’un programme de lutte biologique et offrent un potentiel d’agent de contrôle contre l’espèce Atta texana qui provoque des dommages importants au Texas et en Louisiane sur les cultures d’agrumes, de pêches et d’autres arbres fruitiers.
Vidéo de fourmis du genre Atta ramenant des morceaux de végétaux à la colonie : Parc National de Soberania – Panama (Source : Benoît GILLES)
Source :
– Meilleres L.A. ; Solomon S.E. ; Bacci Jr. M. ; Wright A.M. ; Mueller U.G. & Rodrigues A. (2015) : Shared Escovopsis parasites between leaf-cutting and non-leaf-cutting ants in the higher attine fungus-growing ant symbiosis. The Royal Society Open Science, 2-12 (lien)
Recommandations d’ouvrages sur cette thématique :
– Les Fourmis : Comportement, Organisation Sociale et Evolution (Luc Passera et Serge Aron – Edition : Canadian Science Publishing – 480 pages – janvier 2005)
– Le monde des fourmis (Rémy Chauvin – Edition du Rocher – 285 pages – 2 octobre 2003)
– Le monde extraordinaire des fourmis (Luc Passera – Edition : Fayard – 235 pages – 13 mars 2008)
– Ant Ecology (Catherine Parr ; Kirsti Abbott & Lori Lach – Edition : Oxford University press – 2010)
– Mutualism : Ants and their Insect Partners (Bernhard Stadler & Tony Dixon – Edition : Cambridge University Press – 248 pages – 7 avril 2008)
– The Leafcutter Ants – Civilization by Instinct (Bert Hölldobler & Edward O’Wilson – Edition W. W. Norton & Company – 192 pages – 26 octobre 2010)
– The Lives of Ants (Laurent keller & Elisabeth Gordon – Edition OUP Oxford – 273 pages – 26 février 2009)
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