Les Odonates : de véritables prédateurs des airs

Les Odonates : de véritables prédateurs des airs

Par Benoît GILLES

Pour comprendre le fonctionnement des réseaux trophiques, l’écologie s’appuie sur les relations prédateurs/proies dans le but de déterminer les pressions de prédation exercées par certaines espèces sur d’autres. Cependant, il demeure difficile d’estimer la quantité et la diversité en proies que des prédateurs prélèvent sur les communautés.

Généralement, les études se concentrent sur les interactions entre une espèce de prédateur sur une espèce de proie avec pour variable la densité selon le modèle de dynamique des populations en compétition de Lotka-Volterra.

Récemment, l’émergence de la technologie de l’ADN-barcoding (définition) a ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude de la prédation en permettant 1) d’analyser le régime alimentaire complet de prédateurs, 2) d’inventorier l’ensemble des taxons et des espèces de proies 3) d’estimer les proportions de chacun des types de proies constituant le régime alimentaire de plusieurs prédateurs. Les données acquises offrent la possibilité d’élaborer des modèles basés à la fois sur l’abondance et la diversité des communautés de proies et de prédateurs et sur les corrélations entre pression de prédations et masse des prédateurs.

Photo 1 : Espèces de demoiselles étudiées – Coenagrion lunulatum (Source : L. Rouschmeyer) – Enallagma cyathigerum (Source : J. David) – Coenagrio hastulatum (Source : J.F. Jiguet) – Coenagrio pulchellum (Source : J. David)

 

Parmi les insectes, les Odonates (libellules et demoiselles) sont de redoutables prédateurs, à la fois aquatiques durant la phase larvaire et aériens à l’état adulte. Les adultes chassent à vue en déployant diverses stratégies : poursuite de proies en vol, affût dans la végétation. Bien que les comportements de chasse soient connus chez les Odonates adultes, les recherches détaillées sur leurs proies sont rares. Les lacunes les plus importantes concernent le chevauchement dans l’espace et le temps des régimes alimentaires des différentes espèces et l’impact combiné des espèces prédatrices sur les populations et les communautés de proies.

Dans ce contexte, une étude pilote menée par l’équipe du Finlandais Kari M. Kaunisto (Université de Turku) a relevé le défi et apporte des résultats inédits pour trois espèces d’Odonates.

Les chercheurs ont analysé par métabarcoding les fèces d’individus pour caractériser l’étendue taxonomique et les distributions quantitatives de l’utilisation de leurs proies. Grâce à ces résultats, ils ont pu quantifier la prédation dans un contexte communautaire en combinant les informations démographiques et les taux quotidiens de consommation de proies, des informations sur la masse des espèces de prédateurs et la masse des taxons de proies.

L’étude démontre que les Odonates consomment un large éventail de proies, cependant, les populations de leurs proies étant importante, la pression de sélection demeure néanmoins plutôt modeste.

Résultats

L’étude s’est déroulée sur un étang d’eau douce d’une surface de 12ha (600mx200m) entouré de prairies dans un paysage de banlieue. Les chercheurs ont marqué et relâché 1 341 individus de quatre espèces de Zygoptères (demoiselles) : Coenagrion lunulatum, Enallagma cyathigerum, Coenagrion hastulatum et Coenagrion pulchellum (photos 1 ci-dessus). Les relevés ont été menés quotidiennement entre le 31 mai et le 1er août 2016. Une fois capturées, les demoiselles ont été placées individuellement dans un tube durant 24h afin de collecter leurs fèces.

Une estimation d’abondance a montré que E. cyathigerum présentait les effectifs les plus importants puisque compris entre 5 960 et 22 540 individus (tableau 1).

Tableau 1 : Estimations démographiques et de la résidence moyenne pour chaque espèces de demoiselles étudiées (Source : Kaunisto et al. 2020)

 

L’identification des séquences d’ADN présentes dans les fèces a permis d’inventorier 19 ordres et 140 genres d’invertébrés. L’ordre des proies le plus abondant était celui des Diptères, représenté en grande partie par la famille des Chironomidae (photo 2). L’étude met également en évidence un important chevauchement dans l’utilisation des proies par les quatre espèces, 30% des proies étant partagées en moyenne par au moins deux espèces de demoiselles. Les Chironomidae sont les proies principales des quatre espèces quel que soit le sexe (figure 1 ci-dessous).

Figure 1 : a) Estimations du nombre de jours de prédation individuel b) Distribution taxonomique et liens trophiques entre proies et espèces de prédateurs (carré à l’échelle de l’abondance de prédateurs par espèce) c) Les graphiques circulaires montrent la proportion de proies disponibles consommées par les quatre espèces locales, pendant leur période de vol (Source : Kaunisto et al. 2020)

 

La consommation en proies par l’ensemble des demoiselles au cours de l’été est estimée à 900g de proies, représentant, par rapport à la proportion d’abondance dans les fèces, environ 700 000 mouches de la famille des Chironomidae. Vivant en moyenne 4 jours, chaque demoiselle consomme près de 135 chironomes au cours de sa vie d’adulte.

L’analyse des résultats permet également d’estimer la population totale en chironomes à 91 560 000 individus au sein des 12ha de la zone étudiée. L’ensemble des demoiselles prédatent de ce fait uniquement 0,76% de cette population.

Conclusion

Les demoiselles sont des prédateurs généralistes, se nourrissant d’un grand nombre de taxons différents mais en exerçant un taux de prédation sur les populations relativement faible. En effet, la proportion de proies consommées varie entre 0,3% et 1,6% de la population totale. Cette pression de sélection n’est cependant pas négligeable, quatre espèces de demoiselles consommant 900g de proies durant l’été et élimina 5,4 millions de proies potentielles de l’environnement pour d’autres prédateurs comme les chauves-souris et les oiseaux.

Photo 1 : Chironomus plumosus (Chironomidae (Source : Jeff Delonge)

Ces chiffres sont sans doute sous-estimés car les demoiselles ont tendance à ne consommer que les parties des proies les plus nutritives réduisant ainsi leur représentation dans le contenu de l’ADN fécal. De plus, les demoiselles consomment principalement de petits diptères par rapport à leur masse corporelle (ratio 260-1). En supposant une relation similaire entre masse corporelle et proies consommées, des Anisoptères (libellules) de masse corporelle plus importante comme l’Aeshna grandis pesant près d’1g consommeraient potentiellement 30 fois plus de proies par jour qu’une demoiselle.

Pour comprendre le fonctionnement des écosystèmes, il est indispensable de connaître les flux d’énergie et de matière à travers les réseaux alimentaires et trophiques : savoir qui mange qui et en quelles quantités. Dans ce contexte, cette étude constitue une première étape dans la quantification des variables clés permettant de comprendre les mécanismes de régulation descendante par rapport à la régulation ascendante au sein des communautés d’insectes.

Bibliographie
  • Kaunisto K.M. et al. (2020) : Threats from the air : Damselfy predation on diverse prey taxa. Journal of Animal Ecology. (lien)
Ouvrages sur la thématique

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Contribuer au magazine

Vous pouvez à l'aide d'un don, quel qu'il soit, soutenir le développement du Magazine et contribuer à la sensibilisation du plus grand nombre à la préservation des insectes.

Propulsé par HelloAsso