Trigona hypogea : du miel à partir de cadavres d’animaux !

Trigona hypogea : du miel à partir de cadavres d’animaux !

Par Benoît GILLES

Chez les Hyménoptères, la plupart d’entre nous savent que les abeilles au sens large et certaines guêpes comme celles de la sous-famille des Masarinae dépendent du pollen et du nectar collectés dans les fleurs pour leur alimentation et celle de leurs larves.

Photo 1 : ouvrière de Trigona hypogea (Source : Claus Rasmussen & Cesar Delgado, 2019)

Par contre, saviez-vous que des abeilles de la tribu des Meliponini ont la particularité d’obtenir leurs ressources alimentaires (protéines, sucres, sels minéraux, matériaux de constructions du nid) en visitant des fruits, des pucerons (miellat), des excréments de mammifères, des exsudats de plantes, voire même des charognes !

Parmi ces espèces, celles des genres Lestrimelitta (zone néotropicale) et Cleptotrigona (zone afrotropicale) ont totalement abandonné les fleurs. Plus étonnant encore, trois espèces du genre Trigona (zone néotropicale) sont quant à elles exclusivement nécrophages : T. hypogea (photo 1), T. necrophaga et T. crassipes.

Du miel à partir de restes d’animaux morts !

Pendant longtemps, le contenu des nids de Trigona, ressemblant à du miel tant au niveau textural que gustatif, est resté une énigme. La première observation permettant d’identifier l’une de leurs sources de nourriture fut faite au Brésil (commune de Ribeirao Preto) par Fernando Barbosa Noll (1996) lorsque les dépôts de résine d’une colonie devinrent progressivement violets, une couleur associée aux fruits d’Eugenia jambolana (arbre Myrtaceae) que les ouvrières transportaient.

Les abeilles se dirigent à la cime des arbres où se trouvent les fruits presque mûrs, puis en collectent la chair, jusqu’au noyau. Le jus sucré est absorbé et stocké dans leur jabot, la peau et les fibres de fruits étant, quant à elles, mastiquées (lien pièces buccales) jusqu’à ce que leur viscosité permette l’adhérence aux corbicules (zone du tibia de la patte arrière utilisée comme corbeille à pollen chez les espèces mellifères). Les liquides sont ensuite déposés dans les alvéoles de la ruche (figure 2 et photo 4), et les fibres mâchées utilisées comme matériau de construction qui, ayant également des propriétés bactéricides, jouerait probablement un rôle dans la conservation du « miel ».

Figure 1 : Evénements séquentiels du comportement de recherche de nourriture d’ouvrières Trigona hypogea sur des couvées d’un nid de guêpes récemment abandonné (Parachartergus smithii) – a) ouvrières sur les rayons du nid de guêpes – b) ouvrières mastiquant une larve de guêpe, l’une ayant son abdomen étendu (flèche) – c) ouvrières ouvrant un cocon – d) abeilles se nourrissent d’une chrysalide pré-émergente de guêpe (flèche indiquant l’abdomen de la guêpe) (Source : Mateus & Noll, 2004)

 

D’autres sucres interviennent dans l’élaboration du miel. Les ouvrières collectent également des nectaires extra-floraux, organes présents à l’apex de jeunes feuilles de nombreuses espèces d’arbres endémiques de la région comme Inga fagifolia (Mimosacées). Ces nectaires sont le plus souvent destinés aux fourmis qui, en échange, protègent la plante des phytophages.

Stockage et traitement

T. hypogea utilise deux types de ressources alimentaires distinctes : la chair des cadavres (protéines), les fruits et les nectaires extra-floraux (glucides).

Contrairement aux autres espèces butineuses, les ouvrières déposent directement leur récolte dans les alvéoles de la ruche sans l’intermédiaire d’abeilles réceptrices. Aucun processus de concentration des liquides, de régurgitation et de résorption n’a été observé chez cette espèce. La concentration en sucres, la même dans toutes les alvéoles, est proche de celle retrouvée dans le miel des espèces mellifères comme Trigona recursa, Tetragonisca angustula et Scaptotrigona depilis.   

Figure 2 : Entrées des nids de Trigona necrophaga (1) – Trigona hypogea (2) – Trigona crassipes (3) – Description de l’intérieur d’un nid de T. crassipes (4) (Source : Camargo & Roubik, 1991)

 

Les sources de protéines proviennent de charognes qui, après collecte, sont mâchées, stockées dans des alvéoles spécifiques puis mélangées avec du miel (photos 2 et 3). Une fois remplies, les alvéoles restent ouvertes durant environ 19h puis elles sont scellées pour une durée de 14 jours (figure 2). Cette phase contribue à la dégradation des protéines en molécules simples plus facilement assimilables. Lors de son dépôt dans les alvéoles, la substance est pâteuse et possède la couleur correspondant à la source de nourriture, puis au fil des jours, la matière devient fluide et visqueuse pour devenir un miel jaunâtre et homogène en fin de maturation.  

Photo 2 et 3 : ouvrières de T. hypogea collectant de la chair de cadavres – 1) lézard (à gauche) – 2) grenouille (à droite) (Source : )

 

Durant ce processus, la teneur en protéines diminue et celle des glucides augmente, impliquant probablement l’action métabolique de microorganismes de type Bacillus spp (bactéries spécialisées dans la décomposition de matières organiques animales) retrouvés dans le tube digestif de T. hypogea

Bien que le pollen soit une ressource plus énergétique que la viande, il est chimiquement plus facile pour les abeilles d’obtenir de l’énergie à partir de la viande que du pollen. Par conséquent, collecter et stocker des protéines d’origine animale est plus économique au plan métabolique car moins de processus intermédiaires entrent en jeu (concentration et régurgitation) et la nourriture demande moins de volume de stockage.

Stratégie écologique

Pourquoi avoir recours à de la viande et non du pollen ?

Le pollen, ayant une teneur en protéines comprise entre 15% et 60%, présente une digestibilité plus faible que les protéines animales, inconvénient compensé par sa grande disponibilité et sa facilité de collecte.

Cependant, les cadavres sont plutôt rares et imprévisibles. Les abeilles sont en concurrence avec d’autres animaux nécrophages, faisant de la chair une source de protéines coûteuse.

Une première dégradation des tissus survient dès la mort de l’animal par la libération d’enzymes par les lysosomes. Une fois collectés et stockés dans le nid, un deuxième événement de dégradation des tissus se déroule, facilité par le climat néotropical chaud et humide favorable au développement de microorganismes ispécialisé dans la dégradation des tissus animaux.

Photo 4 : entrée d’un nid de Trigona hypogea – (Source : Claus Rasmussen & Cesar Delgado, 2019)

La spécialisation alimentaire de T. hypogea ne semble pas s’accompagner de changements morphologiques et comportementaux significatifs. Cela suggère que l’ancêtre des espèces nécrophages actuelles a pu profiter de caractéristiques comportementales et morphologiques, des pièces buccales et du tube digestif (lien) par exemple, conservées chez des abeilles mellifères apparentées.

 

 

 

 

Ces constatations soutiennent l’hypothèse que les changements dans les habitudes alimentaires ne sont pas obligatoirement précédés ou associés à des modifications anatomiques ou morphologiques.

Une équipe brésilienne (1997) a analysé le contenu d’alvéoles de Trigona hypogea et T. necrophaga. Les résultats obtenus ont montré que T. necrophora remplissait les alvéoles uniquement avec des protéines animales tandis que T. hypogea réalisait un mélange de nectar et de tissus animaux.

Ces données semblent confirmer l’hypothèse de Carmargo & Roubik (1991) selon laquelle T. hypogea serait un stade évolutif intermédiaire entre la lignée mellifère Meliponinae et T. necrophaga qui est quant à elle strictement nécrophage.


Les abeilles nécrophages Trigona ont aujourd’hui peut fait l’objet d’études. La biologie, l’écologie, le comportement et l’anatomie de ces insectes n’ont pas encore livrés tous leurs secrets !


Bibliographie
  • Barbosa Noll F. ; Zucchi R. ; Jorge J.A. & Mateus S. (1996) : Food collection and maturation in the necrophagous Stingless bee – Trigona hypogea. Journal of the Kansas Entomological Society, 69(4):287-293 (lien)
  • Camargo Joao M.F. & Roubik D.(1991) : Systematics and bionomics of the apoid obligate necrophages : the Trigona hypogea group. Biological Journal of the Linnean Society, 44:13-39 (lien)
  • Claus Rasmussen & Cesar Delgado (2019) : Abejas sin aguijón (Apidae : Meliponini) en Loreto, Peru (lien)
  • Mateus S. & Noll F.B. (2004) : Predatory behavior in a necrophagous bee Trigona hypogea. Naturwissenschaften 91:94-96 (lien)
  • Serrao J.E. ; Da Cruz-Landim C. & Silva-de-Morales R.L.M. (1997) : Morphological and biochemical analysis of the stored and larval food of an obligate necrophagous bee, Trigona hypogea. Insectes Soc. 44:397-344 (lien)

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