Erik Frank : l’homme aux fourmis !

Erik Frank : l’homme aux fourmis !

Par Benoît GILLES

Avec « Combattre, sauver, soigner – Une histoire de fourmis », Erik Frank, postdoctorant au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, revient sur les années qu’il a passées en Côte d’Ivoire, le nez au ras du sol, à étudier les fourmis Matabele. L’ouvrage, paru le 24 septembre 2020, mêle habilement récit personnel et épopée scientifique.

Photo 1 : Erik Frank étudiant les fourmis Matabele dans le parc national de la Comoé, en Côte d’Ivoire (Source : E. Frank)

Lorsque Erik Frank, jeune étudiant en biologie à l’Université de Würzburg (Allemagne), débarque dans le parc national de la Comoé, au nord-est de la Côte d’Ivoire, c’est pour acquérir une expérience de terrain sous les tropiques et aider à reconstruire une station de recherche qui, à l’image du pays, se trouve ravagée par des années de guerre civile. C’était en 2013.

Aujourd’hui postdoctorant au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL et directeur opérationnel de la station de recherche du parc de la Comé en Côte d’Ivoire, Erik Frank signe une autobiographie dans laquelle il revient sur son expérience de vie et ses travaux sur place. Intitulé Combattre, sauver, soigner – Une histoire de fourmis, le livre est paru le 24 septembre 2020 aux Editions CNRS, le Centre national français de la recherche scientifique. Des versions en anglais, allemand et espagnol pourraient prochainement voir le jour.

La recherche comme fil rouge

Le biologiste a concocté l’ouvrage avec la complicité de son épouse, la journaliste Camille Lavoix, qui a traduit le texte de l’anglais vers le français et a rendu les propos accessibles à tous les publics. Écrit à la première personne, simple sans être simpliste, le livre fait la part belle aux fourmis Matabele (Megaponera analis), connues pour les impressionnants raids qu’elles mènent contre les termites, leur unique casse-croûte. Fasciné, par la précision militaire et l’organisation hors du commun dont ces animaux font preuve, Erik Frank a consacré toutes ses recherches – master, doctorat puis postdoctorat – à cette espèce de fourmis subsaharienne.

Il guide ainsi le lecteur à travers ses découvertes surprenantes.

Le scientifique a en effet documenté un comportement inédit dans le règne animal (sauf chez l’être humain) : les fourmis Matabele sauvent et soignent, de manière systématique et organisée, leurs sœurs blessées au combat (photo 2 ci-dessous). À la manière de véritables ambulancières, les ouvrières rapatrient les éclopées au nid puis désinfectent leurs blessures en les léchant.

Aventure scientifique, humaine et diplomatique

Si « Combattre, sauver, soigner – Une histoire de fourmis » détaille les travaux d’Erik Frank, il constitue en réalité bien plus qu’une simple « histoire de fourmis » ; seuls la moitié des chapitres sont consacrés à la biologie de cet insecte. L’ouvrage révèle surtout l’humain, le scientifique derrière la science (extraits en bas de page).

Figure 1 : Page de couverture « Combattre, sauver, soigner » (Source : E. Frank)

Certains passages relèvent du journal de bord et proposent d’accompagner l’auteur durant les longues heures qu’il a passées le nez au ras du sol. D’autres permettent de comprendre le quotidien de la station de recherche. Lorsque le narrateur y débarque pour la première fois, une vie d’ascète l’attend. Le jeune étudiant n’a ni électricité, ni moyen de communication et pour seul bureau un matelas au sol. « Mes six premiers mois à la Comoé, je les ai passés en isolement presque total. Mon retour en Allemagne, et le décalage dans lequel je me suis retrouvé, face à mes proches, reste un souvenir étrange », témoigne l’auteur.

Le myrmécologue réserve aussi certaines pages au vécu des employés du camp qui, durant la guerre, ont tenté tant bien que mal de protéger et d’entretenir les lieux avant de finalement devoir fuir. L’occasion pour Erik Frank, également diplômé en relations internationales de l’Université d’Exeter (Grande-Bretagne), d’élargir son propos en consacrant un chapitre à l’histoire et à la géopolitique de la Côte d’Ivoire et du parc de la Comoé. Celui-ci, de par sa situation à l’intersection des deux camps, a longtemps été « un lieu d’anarchie totale ».

 

Aujourd’hui, l’incertitude
Photo 2 : Fourmi Matabele nettoyant la blessure d’une camarade estropiée (en vert) (Source : E. Frank)

Erik Frank poursuit désormais ses recherches grâce à des colonies de fourmis Matabele rapatriées à Lausanne. Il se focalise sur les stratégies déployées par les ouvrières pour traiter les blessures de leurs congénères, une fois à l’intérieur du nid. Le retour sur le terrain n’est pas pour demain.

Actuellement, l’agitation politique dans la région de la Comoé, couplée à la pandémie, a mené à une nouvelle fermeture de la station de recherche. Nous avons transformé certains locaux en chambres d’isolement pour les habitants des villages environnants qui tomberaient malades », raconte l’auteur. Car « Combattre, sauver, soigner » c’est aussi ce que le jeune scientifique s’évertue à accomplir, depuis maintenant huit ans, à la station de recherche de la Comoé.


Pour se procurer l’ouvrage : Combattre, sauver, soigner – Une histoire de fourmis (Erik Frank – avec la contribution de Camille Lavoix – Editions CNRS – 200 pages – 24 septembre 2020)


Interview de l’auteur

– Tu es myrmécologue, spécialiste des fourmis, d’où te vient cette passion pour les insectes et les fourmis plus précisément ?

Ma passion a toujours été le comportement des animaux. Pourquoi un animal se comporte-t-il de cette façon ? Comment ce comportement est-il réglementé ? C’est surtout en plongeant dans le monde des insectes que nous trouvons les comportements les plus étranges. Ce qui m’intéresse particulièrement chez les fourmis (et les insectes sociaux en général), c’est l’émergence de comportements collectifs parfois très complexes sans contrôle centralisé. Ce qui me fascine le plus, c’est le fonctionnement d’une colonie dans son ensemble, où chaque fourmi joue un rôle essentiel dans la bonne santé de la colonie.

– Le monde des fourmis est vaste, plus de 12 000 espèces, que possède Megaponera analis de s’y particulier pour que tu t’y intéresse depuis toutes ces années ?

Photo 3 : Erik Frank auprès de son installation de nid artificiel de Matabele ( Comoé) (Source : E. Frank)

Ce qui me fascine le plus chez Megaponera analis, c’est leur comportement de raid militaire et l’importance de quelques individus pour toute la colonie. Seule une poignée d’éclaireuses expérimentées sait où se trouvent les termites, comment les trouver et mener le reste de leurs camarades à ces endroits. Par la suite, ma découverte sur le comportement des fourmis en matière de sauvetage et de soins des blessures est ce qui m’a le plus intéressé. Le fait que les fourmis secourent leurs blessées au combat, les ramènent et les soignent était fascinant et constitue la pièce maîtresse de mes recherches actuelles.

 

– Quels sont thématiques sur lesquelles tu travailles actuellement ? Peux-tu nous présenter quelques résultats récents ? 

Mes recherches se concentrent actuellement sur le comportement social des fourmis en matière de soins des plaies, en particulier les blessures concernant les extrémités coupées. Comment les fourmis les traitent-elles ? Comment préviennent-elles une infection de la plaie et, si celle-ci s’infecte, comment traitent-elles l’infection ? En ce qui concerne les nouveaux résultats, je ne peux pas en dire trop puisqu’ils ne sont pas encore publiés, mais ce que je peux dire, c’est qu’il semble que beaucoup plus de fourmis que nous le pensions ont développé des comportements sociaux de soins des blessures pour soigner les fourmis blessées.

– Quel est l’intérêt d’étudier ces insectes ? Leur étude améliore la compréhension de la biologie, en quoi cela peut concerner les humains ?

Sur le plan biologique, ces comportements sociaux de soins des plaies nous aident à mieux comprendre le fonctionnement du système immunitaire social d’un superorganisme et nous aident à repenser notre définition de ce que vaut la vie d’une fourmi. Nous pensons toujours que l’individu dans la colonie est remplaçable et qu’il peut être jeté, alors qu’en réalité, il est très utile, au niveau de la colonie, de prendre soin d’un compagnon blessé. Ces résultats pourraient également nous aider à repenser notre vision des autres processus biologiques. Par exemple, dans notre propre système immunitaire, peut-être que se débarrasser d’une cellule endommagée n’est pas toujours la meilleure solution, peut-être existe-t-il aussi des mécanismes social au niveau de l’organisme pour sauver une cellule endommagée ?

Concernant les bénéfices plus directs pour les humains, j’espère qu’en examinant l’évolution du traitement social des blessures chez les fourmis, nous pourrons trouver de nouveaux composés (antibiotiques) ou de nouvelles stratégies pour guérir une blessure ouverte.

– Un élevage de cette espèce a été mis en place, leur maintien en captivité semble difficile étant donné leur mode de vie. Comment cela se déroule-t-il ?

Photo 4 : Installation d’un nid artificiel de Matabele (Comoé) (Source : E. Frank)

Il est en effet très compliqué de les garder en laboratoire et je n’ai pas réussi jusqu’à présent à les garder en Europe. Ce que je fais normalement, c’est déterrer une colonie entière sur le terrain (environ 2000 fourmis) et la garder ensuite dans le laboratoire de terrain du parc national de la Comoé, où je peux facilement collecter des termites des environs pour les nourrir (une colonie entière de Megaponera analis peut manger jusqu’à 2000 termites par jour). Ce sont aussi des fourmis très sales qui migrent souvent, donc normalement vous devez changer le nid toutes les 2 ou 3 semaines.

La principale raison pour laquelle je ne parviens pas à les garder en Europe est qu’elles n’acceptent que des termites comme nourriture, je n’ai pas encore réussi à leur faire manger autre chose… 

– Aurais-tu une anecdote à nous raconter au sujet de tes séjours dans la région de Comoé (Côte-d’Ivoire) ? 

L’un de mes résultats les plus intéressants, je l’ai en fait découvert tout à fait par hasard ! Une fois, j’ai roulé sur une colonne de fourmis et lorsque je me suis arrêté pour voir si elles étaient blessées, j’ai constaté que les fourmis en bonne santé n’aidaient pas celles qui étaient trop gravement blessées, elles faisaient du triage ! Plus tard, j’ai fait d’autres expériences contrôlées pour vraiment comprendre comment elles faisaient la distinction.

Références bibliographiques
  • Frank E.T. ; Wehrhahn M. & Linsenmair K.E. (2018) : Wound treatment and selective help in a termite-hunting ant. Proceedings of the Royal Society B 285:20172457 (lien)
  • Frank E.T. ; Schmitt T. ; Hovestadt T. ; Mitesser O. ; Stiegler J. & Linsenmair K.E. (2017) : Saving the injured: rescue behavior in the termite-hunting ant Megaponera analis, Science Advances 3:e1602187 (lien)
  • Frank E.T. & Linsenmair K.E. (2017) : Individual versus collective decision making: optimal foraging in the group-hunting termite specialist Megaponera analis, Animal Behaviour 130:27–35 (lien)

Extrait du livre


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