Plongée sous la surface de la terre : la formidable adaptation du vivant

Plongée sous la surface de la terre : la formidable adaptation du vivant

Par Cédric Alonso

Au fil des temps, la vie s’est développée sur notre planète. Elle s’y est diversifiée en adoptant des formes étonnantes d’ingéniosité, bravant les multiples contraintes liées aux changements incessants du relief et du climat. Tous les milieux se sont vus colonisés, des sommets montagneux aux profondeurs abyssales, des déserts arides aux rivières souterraines. La vie est partout, sur la surface comme dessous, au plus profond ou nous pouvons aller, nous la croisons.

Des grottes, des animaux et des hommes

L’histoire des grottes est liée à celle des hommes, elles sont nos premières maisons, nos premiers lieux de cultes, nos premières galeries d’art… Aujourd’hui témoins d’exploits sportifs ou lieux de tourisme et de recherche, elles préservent la mémoire du passé et nous offrent ainsi de formidables laboratoires « grandeur nature ».

De mémoire d’homme, il semblerait que les premières observations d’invertébrés cavernicoles remontent au Magdalénien moyen (Paléolithique supérieur, Magdalénien IV) comme en témoigne la découverte en Ariège (France) dans la grotte d’Enlène d’une gravure très précise d’une sauterelle associée au genre Troglophilus (figure 1).

Figure 1 : fragment d’os gravé de la grotte d’Enlène (Ariège) (Source : )

Il faudra toutefois attendre la fin du XVIIème siècle et la découverte dans les Alpes dinariques de l’emblématique et unique vertébré cavernicole d’Europe, Proteus anguinus Laurenti, 1768, pour voir les scientifiques s’intéresser de plus près à cette faune (figure 2 ci-dessous).

S’ensuivit la récolte en 1831, dans une grotte Slovène, de plusieurs spécimens du Coléoptère Leptodirus hochenwartii Schmidt, 1832 (Leiodidae), la première espèce d’insecte cavernicole décrite.

 

 

 

Cette découverte fut un tournant pour la zoologie tout entière, puisqu’elle inaugura le commencement d’une nouvelle discipline scientifique : la biospéologie.

Dès lors, et sous l’impulsion de quelques chercheurs célèbres tels que le naturaliste français René Jeannel (1879-1965), le biologiste et le spéléologue roumain Emil Racoviță (1868-1947), le spéléologue français Armand Viré (1869-1951) et le zoologiste et biospéléologue français Albert Vandel (1894-1980), entre autres, les découvertes se multiplièrent et, avec elles, les connaissances relatives à la biologie et à l’éthologie de ces animaux furent précisées.

Vaste programme dont les premiers résultats ont illustré à eux seuls la grande diversité de cette faune.

Figure 2 : Proteus anguinus Laurenti, 1768 (Source : )

Parmi les principaux groupes zoologiques présents sous terre, notons les Plathelminthes, les Gastéropodes, les Arachnides (Opilionides, Pseudoscorpionides, Araenae, Palpigrades, Acariens), les Crustacés, les Myriapodes et les Hexapodes (Collemboles, Campodeoides, Insectes).

Tous ne sont pas considérés comme des troglobies (qui effectuent tout leur cycle sous terre et ne se rencontrent jamais à la surface), certaines espèces occupent autant les grottes que les milieux superficiels ou la litière du sol, d’autres peuvent même s’y rencontrer de façon accidentelle.

Adaptation au monde souterrain

Nous savons que ces peuplements faunistiques se sont manifestés tout au long de l’histoire et se poursuivent encore de nos jours. Il parait certain que nous ne saurions attribuer le même âge à toutes les formes qui peuplent le monde souterrain. Les unes sont relativement récentes, tandis que d’autres remontent à des temps très anciens.

Dans une majorité des cas, les grottes ont constitué des refuges pour ces espèces « chassées » de la surface par des changements climatiques.

Une majorité des cavernicoles terrestres actuels sont des reliques de la première moitié du Tertiaire quand un climat tropical régnait sur l’Europe. Ceux là comptent parmi les plus anciens, comme, par exemple, la minuscule araignée Telema tenella, connue de quelques grottes des environs de La Preste dans les Pyrénées-Orientales.

Figure 3 : Isereus xambeuil (Argod-Vallon, 1885) de la grotte de Guiers Vif (Isère) (Source : )

Au Quaternaire, lors des glaciations, la faune nivicole pouvait vivre à basse altitude. Quand les glaciers se sont retirés, certaines espèces se sont réfugiées sous terre là où elles trouvaient encore les conditions nécessaires à leur développement.

Il est aussi probable que les variations du niveau des glaces lors des grandes périodes glacières du Pléistocène ont joué un rôle prépondérant sur la dispersion de ces espèces. Certaines ont survécu dans les massifs immergés au dessus du niveau des glaces. C’est le cas de quelques espèces actuelles comme les Coléoptères du genre Isereus (Leiodidae) qui occupent aujourd’hui des grottes d’altitude en Chartreuse et dans les Alpes-Maritimes (figure 3 et 4).

Durant ces périodes glaciaires et interglaciaires, la pluviosité était élevée en plaine et une faune hygrophile y prospérait dans les zones humides et froides de basse altitude. Au moment du retrait des glaciers, elles se sont asséchées et certains de leurs habitants se sont aussi réfugiés dans les cavernes, comme, par exemple, certains coléoptères du genre Speonomus.

Figure 4 : Entrée de la grotte de Guiers Vif (Isère) (Source : )

Selon Jeannel, la répartition géographique du Coléoptère Speonomus pyrenaeus (Leiodidae) fournit la preuve de l’âge postglaciaire de leur peuplement.

Dans un autre registre, quelques Crustacés présent dans nos grottes (Cirolanidae, Bathynellidae) dérivent de formes marines ancestrales. A la suite d’un lent retrait de la mer, ils se seraient progressivement adaptées à l’eau saumâtre, puis à l’eau douce, pour finalement se réfugier dans les eaux souterraines.

 

Une vie dans l’obscurité

Les études visant à mieux cerner les mécanismes complexes de l’adaptation physiologique des êtres vivants à l’obscurité sont légions (au moins tout autant que les expérimentations et les observations à ce sujet). A l’instar des espèces vivant dans les profondeurs sous-marines, au-delà de la zone de pénétration de la lumière, les animaux cavernicoles sont généralement anophtalmes et dépigmentés (figure 5). Mais ce serait une erreur de croire que cette condition se retrouve chez tous les habitants du monde souterrain.

Figure 5 : Exemple d’anophtalmie chez Speophyes lucidulus Jeannel, 1910, de la grotte du Maire (Hérault) (Source : )

Par exemple, les espèces cavernicoles oculées sont loin d’être rares comme en témoigne la grande majorité des Araneae présents dans les grottes.

De même, et à l’inverse, nous pouvons observer à la surface de la terre des espèces épigées parfaitement anophtalmes et dépigmentées tels certains Symphyles, Palpigrades, etc.

Il n’y a donc pas de loi universelle.

De plus, nous assimilons facilement, mais à tort, la régression de l’appareil oculaire et la perte de la fonction visuelle. Ainsi, par exemple, le Coléoptère Dytiscidé Siettitia balsetensis conserve des yeux dont la taille est notable mais ceux-ci ne sont pas fonctionnels. Certaines espèces sont aveugles mais pas anophtalmes.

 

En résumé, les relations entre la dépigmentation, la présence d’yeux ou au contraire l’anophtalmie, et le mode de vie sont extrêmement variées. Elles s’inscrivent souvent dans le cadre d’une évolution particulière à chaque lignée phylogénétique. Rappelons-nous que la faune souterraine est d’origine et de nature hétérogène.

Figure 6 : Exemple d’allongement des appendices chez Anthroherpon latvienne (Apfelbeck, 1907) de la grotte Erikova Jama (Monténégro) (Source : )

Dans un autre registre, certains auteurs ont cru pouvoir dégager les traits communs d’un « faciès morphologique cavernicole », par comparaison avec les espèces épigées voisines. Ce faciès se traduirait par un corps moins trapu, plus gracile, avec des appendices (pattes, antennes…etc.) plus longs et une hypertrophie des organes sensoriels mais là encore les contre-exemples sont nombreux (figure 6).

En résumé, même si tous ces critères anatomiques sont statistiquement beaucoup plus fréquents chez les cavernicoles que chez les épigés et restent démonstratifs de l’adaptation souterraine, il n’y a pas de règle absolue et les exceptions sont fréquentes.

A la rencontre des Coléoptères cavernicoles

L’étude de ces animaux se révèle féconde pour aborder des problèmes généraux touchant à la physiologie, à la systématique, à l’adaptation, à l’éthologie, à la zoogéographie, etc. mais leur récolte et leur observation se heurte parfois à des impératifs et inconvénients pratiques non négligeables. Sans parler de l’effort physique, de la gestion du matériel, de son portage pendant les marches d’approche, etc. Il est toutefois difficile d’envier le collègue qui étudie – au dehors – la faune des milieux ensoleillés tant la satisfaction est à la mesure de l’effort et le cadre parfois étonnant de beauté.

Suivant l’adage classique en écologie, « les animaux les plus nombreux sont les plus petits », l’œil du biospéologue se doit d’être relativement bien aguerri.

En effet, la grande majorité des espèces ne mesurent que quelques millimètres, parfois moins. Par chance, ils sont souvent en mouvement, ce qui facilite grandement leur détection. Généralement, dans une grotte, tout ce qui bouge est vivant.

Le maniement du piochon doit aussi être efficace car si certaines espèces se rencontrent facilement, sous les pierres, errant au sol, sur les planchers stalagmitiques ou encore sur les parois humides, d’autres tels que les Geotrechus se trouvent souvent enfouies, parfois à plusieurs dizaines de cm de profondeur, notamment dans les cônes d’éboulis résultants des effondrements des entrées (figure 7).

L’aspirateur doit lui aussi pouvoir être dégainé en toute circonstance, autant dans les étroitures sévères que pendu à sa corde dans un puits de 30m ou plus sous peine de voir l’unique spécimen rencontré lors de la sortie s’échapper définitivement dans une fissure impénétrable.

Sous terre comme à la surface résident de grandes raretés…

Le piégeage attractif (type Barber) fonctionne pour une grande majorité des espèces mais il nécessite de revenir dans la grotte. La simple pose d’appâts fournit aussi d’excellents résultats et livre des collectes fructueuses.

Figure 7 : A gauche – Geotrechus discontgnyi (Fairmaire, 1867) de la grotte du Tucu (Hautes-Pyrénées) – A droite – Geotrechus vulcanus (Abeille de Perrin, 1904) de l’aven du Fustier (Ariège) (Source : )

 

Endémisme pyrénéens

La chaine pyrénéenne est incontestablement un formidable « hot-spot » de la biodiversité cavernicole. Ses nombreuses grottes renferment une diversité considérable de taxons.

Il serait lacunaire de ne pas citer ici les Coléoptères Trechinae appartenant au genre Aphaenops (Carabidae) (figure 8), tous endémiques des Pyrénées où le seul versant français héberge pas moins de 70 espèces et sous-espèces regroupés en plusieurs sous-genres. Les observer déambulant sur le sol ou sur les parois stalagmitiques est un spectacle riche en émotion. Certaines de ces espèces sont rarissimes alors que d’autres peuvent pulluler dans certaines cavités. D’autres encore ne sont connues que de gouffres s’ouvrant à haute altitude ou de grottes particulièrement difficiles d’accès et/ou d’abord très technique.

Le genre Geotrechus (Carabidae), renfermant une trentaine d’espèces et de sous-espèces en France, est lui aussi endémique de la chaine pyrénéenne (figure 8).

Parmi les Coléoptères les plus représentés sous terre se trouvent les Leiodidae Leptodirini. Déclinés en plus de 200 espèces et sous-espèces dans notre pays, 65 % environ sont endémiques du versant français des Pyrénées. Le genre Speonomus à lui seul comprend un peu moins de 70 espèces et sous-espèces connues depuis les Pyrénées-Orientales aux Pyrénées-Atlantiques (figure 8).

Figure 8 : 9) Aphaenops leschenaulti (Bonvouloir, 1862) de la grotte de Castelmoulis (Hautes-Pyrénées) – 10) Speonomus bonvouloiri (Jacquelin du Val, 1859) de la grotte de Fuilla (Pyrénées-Orientales) – 11) Paraspeonomus vandeli (Coiffait, 1952) de la faille de Jouhandet (Ariège) (Source : )

 


Conclusion

Nombreux sont les entomologistes passionnés par l’extrême diversité de l’entomofaune qui nous entoure et son formidable pouvoir d’adaptation. A ce titre, l’étude des cavernicoles suscite un intérêt particulier car elle témoigne beaucoup plus explicitement que la faune de surface des pressions évolutives générées par l’évolution du climat et du relief.

Depuis longtemps, ces espèces sont l’objet privilégié d’études visant à mieux cerner les mécanismes complexes de la spéciation. Mécanismes plus facilement discernables dès lors que le nombre d’espèces est considérable et que les répartitions géographiques sont extrêmement restreintes et bien délimitées, ce qui est une caractéristique des faunes troglobies.

Pour finir, à la vue des découvertes effectuées ces dernières décennies par d’éminents spécialistes (A. Faille, J. Fresneda, C. Bourdeau, M. Perreau, pour ne citer qu’eux…), il parait évident que nos connaissances sur la faune des grottes demeurent parcellaires et qu’il reste encore beaucoup à faire pour mieux la connaître.


Cédric Alonso, né en février 1979 en Côte d’Ivoire
C. Alonso dans la grotte de Noël à Seix (09)

Un premier contact très jeune avec les collections O.R.S.T.O.M à Abidjan m’a poussé dans l’entomologie comme dans un rêve d’enfant. Aujourd’hui entomologiste indépendant, fondateur de Rosalia-expertise, je voue un culte sans limite pour la faune des milieux particuliers. Voici une vingtaine d’années maintenant que je parcours les grottes, les sommets, les torrents, les terrains salés etc. à la recherche de leurs habitants.

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Bibliographie
  • Alonso C. (2018) : Contribution à la connaissance des Leptodirini : le genre Isereus Reitter, 1886 (Coleoptera : Leiodidae, Cholevinae). Revue de l’Association Roussillonnaise d’Entomologie. XXVII (3) : 156-174
  • Faille A. : La faune souterraine des Pyrénées Subterranean fauna of the Pyrenees
  • Ginet R. & Decou V. (1977) : Initiation à la biologie et à l’écologie souterraine. Jean-Pierre Delarge, Paris. 47-79
  • Jeannel R. (1942) : La genèse des faunes terrestres. Presses Universit. de France, Paris.88-96.25
  • Jeannel R. (1943) : Les fossiles vivants des cavernes. Gallimard, Paris.46-70
  • Richard D. & Maquart P.O. (2019) : La vie des Coléoptères d’Europe, Delachaux&Niestlé (chapitre sur les Coléoptères cavernicoles et endogés)
  • Vandel A. (1964) : Biospéologie. La biologie des animaux cavernicoles. Gauthier-Villars, Paris
Ouvrages sur la thématiques

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