Comparaison anatomique des têtes de deux espèces de fourmis : Formica et Brachyponera

Comparaison anatomique des têtes de deux espèces de fourmis : Formica et Brachyponera

Par Adrian Richter

La morphologie, l’une des plus vieilles branches de la biologie puisqu’elle remonte à J. W. Goethe (Richter et al. 2014), consiste en l’étude de la forme et de la structure des organismes. Les recherches morphologiques ont débuté par la description d’organes et par l’explication des observations réalisées. Les biologistes cherchent à comprendre comment et pourquoi les organismes vivants sont ainsi constitués. La morphologie.

Les organismes interagissent avec leur environnement au moyen des différentes parties de leur corps comme les pièces buccales (lien) et les organes locomoteurs. De ce fait, l’étude des liens entre structure et fonction des parties du corps d’espèces disparues ou actuelles permet de comprendre leur comportement, leur écologie et leur évolution d’un point de vue phénotypique (ensemble des traits observables chez un organisme). Pour cette raison, cette discipline reste d’actualité à l’heure des outils moléculaires.

Les fourmis représentent le groupe des insectes sociaux le plus diversifié avec près de 14 000 espèces décrites (Bolton 2020).

Leur comportement social et leur dominance écologique font de ces insectes un modèle d’étude attractif dans de nombreuses disciplines dont la morphologie. Cependant, les connaissances de ce domaine demeurent très fragmentaires, de nombreuses zones d’ombre persistent dans la littérature taxonomique et sur celle associée à l’écologie et au comportement. En effet, la plupart des études se sont principalement intéressées à la morphologie externe (see e.g. Keller 2011).

Au niveau des organes internes, les études récentes ont porté beaucoup d’attention au système glandulaire au détriment de la musculature (Billen, 1993). A ce jour, les recherches les plus approfondies sur la musculature de la tête des fourmis remontent à plus de cent ans et ont été réalisées par John Lubbock (Lubbock, 1877) et par l’entomologiste et anatomiste français Charles Janet (Janet, 1905) qui a publié de nombreuses études sur l’anatomie de différentes parties du corps de plusieurs espèces de fourmis (figure 1).

Figure 1 : Dessin de Charles Janet d’une tête de Lasius niger (Source : Janet, 1905)

 

Mon projet de thèse a pour objectif d’apporter des éléments inédits et détaillés sur l’évolution morphologique de la tête de plusieurs espèces de fourmis. Récemment, en partenariat avec une équipe de morphologistes spécialistes des fourmis et des biologistes de l’évolution, j’ai publié le premier article de ce projet (Richter et al., 2020). Nous y avons analysé la tête de deux espèces généralistes (régime alimentaire non spécialisé) provenant de deux clades (lignées évolutives distinctes) : Formica rufa (espèce type de la famille des Formicidae) pour le clade des Formicoïdes et Brachyponera luteipes (famille des Formicidae) pour le clade des Poneroïdes.

Matériels et technique

Nous avons combiné des méthodes modernes rarement utilisées dans ce type d’études et des techniques employées depuis plusieurs décennies, voire depuis un siècle.

La technique la plus traditionnelle repose sur l’élaboration de sections histologiques à l’aide d’un microtome. L’insecte est plongé dans une résine liquide (araldite) qui infiltre l’ensemble des organes et des tissus. Une fois durcie, la résine est découpée en lamelles de 1µm d’épaisseur. Les sections sont ensuite colorées avec du bleu de méthylène pour rendre visibles les différents tissus. Les observations ont été réalisées à l’aide d’un microscope révélant les détails histologiques tels que les tissus internes des glandes (figure 2a).

Figure 2 : Exemple des différentes technologies utilisées durant l’étude (appliquées ici à Formica rufa) : A) tête obtenue par microscopie électronique à balayage – B) coupe histologique – C) section obtenue à l’aide du scanner CT-Scan – D) reconstruction 3D de l’anatomie de la tête (Source : Richter et al., 2020)

 

Pour observer la surface du corps, le recours à un microscope électronique à balayage est le plus approprié, le premier modèle commercial datant de 1965. Le principe consiste à recouvrir de particules d’or le corps de l’insecte par pulvérisation, puis y projeter un faisceau d’électrons. L’analyse des électrons réfléchis livre une image haute résolution (figure 2b).

L’aspect innovant de notre étude réside dans la tomodensimétrie. Il s’agit de scanner en 3D l’animal avec des rayons X pour élaborer une image tridimensionnelle des structure morphologiques (figure 2D et vidéos en bas de l’article).

Difficultés rencontrées

L’un des principaux défis en anatomie comparée est la terminologie. Pour interpréter les résultats observés chez plusieurs espèces, il est important de faire appel aux mêmes termes pour les mêmes structures. Pour cela, il est nécessaire d’identifier les structures homologues, notamment celles issues d’un ancêtre commun (par exemple les bras humains et les ailes des oiseaux proviennent d’un membre antérieur d’un ancêtre commun).

Dans la littérature myrmécologique, plusieurs termes n’étant pas basés sur des homologies, la comparaison avec d’autres insectes est difficile. Par exemple, le tractus digestif de la tête est composé du pharynx, formant une pompe d’aspiration sur la partie antérieure de la tête, et d’un œsophage fin dans la partie postérieure. Cependant, chez les insectes, la partie distale du pharynx est toujours marquée par le site d’insertion de deux muscles (le muscle fronto-buccal antérieur et le muscle fonto-oral) et par la présence d’un ganglion en position frontale (partie du système nerveux central). Cette structuration, appelée « ouverture anatomique de la bouche », offre de bons marqueurs d’homologie car elle est similaire quels que soient les groupes d’insectes, même éloignés phylogénétiquement.

Nos premières observations chez les fourmis situent l’ouverture anatomique de la bouche derrière le pharynx. Ce qui était auparavant décrit comme l’œsophage est en réalité le pharynx (figure 3). Ce n’est là qu’un exemple des difficultés liées à la terminologie. Lorsque celle-ci est utilisée correctement, il est alors possible de formuler des hypothèses sur l’évolution des parties du corps : formation d’un prépharynx chez un ancêtre commun des fourmis et de tous les Hyménoptères.  

Figure 3 : Homologie du tractus digestif céphalique. Le pharynx de la fourmis débute avec l’ouverture anatomique de la bouche (cercle rouge) (Source : Richter et al., 2020)

 

Explication des observations

A l’aide des méthodes utilisées, nous documentons l’anatomie de la tête chez deux espèces de fourmis : description du système squeletto-musculaire, du tractus digestif ainsi que des glandes et du système nerveux.

Des descriptions aussi complètes restent plutôt rares dans la littérature scientifique. Le seul autre travail reposant sur des techniques modernes a été réalisé durant mon stage de Master sur Wasmannia affinis (Richter et al., 2019). En raison de l’absence de données, nous ne savons pas vraiment à quel point ces systèmes internes, telle que la musculature, diffèrent d’une espèce de fourmi à l’autre. Toutes les espèces ont-elles la même structuration ? Les structures ont-elles une forme différente selon les espèces ? Ce travail essaie de répondre à ces questions basiques. 

Résultats inédits

Nos travaux permettent d’avancer des éléments de réponses intéressants.

Premièrement, et de manière non-surprenante, il s’avère que « une fourmi est une fourmi » ! Bien que les deux lignées de fourmis étudiées aient divergé depuis 120 millions d’années (Boudinot, personnal communication), les structures générales de leur tête sont similaires. Ces résultats nous montrent que certains aspects anatomiques sont globalement stables dans le temps et optimisés et pour la survie des fourmis.

Cependant, ce qui nous intéresse sont les différences anatomiques présentes entre les espèces car elles peuvent nous renseigner sur l’évolution morphologique et les adaptations spécifiques de telle ou telle espèce à un son environnement et à son mode de vie.

Les deux caractères de la tête qui se sont avérés les plus intéressants concernent l’endosquelette (squelette situé à l’intérieur du corps) et le tractus céphalique digestif. Ces structures ont peu fait l’objet d’attention mais elles offrent de curieuses différences entre les espèces étudiées.

Pour la plupart des gens, le corps des insectes est stabilisé par un exosquelette constitué d’une cuticule rigide. Peu connaissent l’existence d’éléments endosquelettiques situés à l’intérieur de leur corps : il s’agit d’invaginations ou d’excroissances de la cuticule externe servant à stabiliser le corps et comme surfaces de fixation des muscles.

L’élément endosquelettique le plus important dans la tête des insectes est le tentorium. Chez les fourmis, il est formé par deux longues excroissances creuses traversant la tête, connectées par un courte arrête à l’arrière de la capsule céphalique. Sur ces excroissances en forme de lamelles, s’insèrent les muscles intervenant dans la motilité des antennes (figure 4). La plus grande différence constatée entre les espèces est la forme de ces lamelles : larges chez Brachyponera et étroites chez Formica. Nous avons également mis en évidence que, en proportion de la taille de la tête, les muscles antennaires sont plus larges chez Brachyponera. Cette différence semble liée à la capacité des fourmis à mouvoir leurs antennes. Ce résultat est intéressant pour des recherches futures car les fourmis utilisent leurs antennes comme des organes sensoriels chimiques et mécaniques (lien), mais aussi pour la communication.

Figure 4 : Tentorium et insertion des muscles antennaires chez Formica rufa (au-dessus) et Brachyponera luteipes (en-dessous) (Source : Richter et al., 2020)

 

L’étude a également permis d’observer la partie la plus déroutante de l’endosquelette chez les fourmis, que nous avons nommé « apodème torulaire ». Cette structure interne est rattachée à la base de l’antenne. Chez Formica, la structure a la forme d’un cylindre droit, alors que chez Brachyponera elle est de forme aplatie et inclinée (figure 5). Sa fonction, encore inconnue, pourrait être celle d’une attache pour les muscles intervenant dans la pompe d’aspiration (muscle « tentorio-oral »), mais leur taille est plus importante que ce qu’elle devrait pour ce type de muscles. Une fonction supplémentaire intervenant dans la stabilisation de l’antenne peut être envisagé.

Cette fonction mystérieuse et la différence structurelle entre les espèces offrent un axe de recherche intéressant pour de futures investigations.

Figure 5 : Reconstruction 3D – En haut : Apodème torulaire (cercles rouges) – En bas : anatomie générale – A gauche : Formica rufa – A droite : Brachyponera luteipes – Le gros muscle de F. rufa (cercle bleu) est absent chez B. luteipes (Source : Richter et al., 2020)

 

Le tractus digestif céphalique est composé principalement de la pompe d’aspiration prépharyngique et le pharynx. Les différences les plus notables sont trouvées au niveau du prépharynx (figure 5). Nous avons ainsi constaté des différences au niveau des muscles (large chez Formica et quasi absent chez Brachyponera) et de la sclérotination (certaines zones sont peu sclérifiées chez Formica, d’autres le sont fortement chez Brachyponera). Ces différences peuvent être associées au régime alimentaire mais aussi au comportement de trophallaxie consistant chez les fourmis à régurgiter de la nourriture pour nourrir d’autres membres de la colonie.

Les différences au niveau du jabot (« estomac social ») sont relativement bien étudiées chez les fourmis alors que la structure et le fonctionnement de la pompe d’aspiration ont été très peu étudiées durant ce comportement.


Conclusion

Notre étude apporte une nouvelle approche de l’anatomie de la tête des fourmis et met en avant des structures au rôle inconnu pouvant servir de référence pour de futures recherches.


Mot de l’auteur

J’ai été intéressé par le monde des insectes très tôt dans ma vie. Les fourmis ont toujours fait partie de mon quotidien car nous vivions près d’une forêt : elles entraient dans la maison et se promenaient dans le jardin. Quand j’avais environ 12 ans, je lisais tous les livres traitant des animaux et de la nature de la maison mais aucun ne fournissait d’informations sur ces insectes. A partir de là, j’ai commencé à identifier les fourmis que je trouvais et à lire de plus en plus de littérature sur les elles. Durant mon stage de Licence, je me suis dirigé dans une direction différente : celle de la morphologie des femelles endoparasites de Strepsiptères, un des plus énigmatiques ordres d’insectes. Avec le stage de Master, j’ai renoué avec ma vraie passion et débuté un projet sur la morphologie de la tête des fourmis, voie dans laquelle je poursuis actuellement ma thèse à l’Université Friedrich-Schiller d’Iéna en Allemagne.  

Vidéos
Bibliographie
  • Bolton B. (2020) : An online catalog of the ants of the world. Available from https://antcat.org
  • Billen J. (1993) : Morphology of the exocrine system in ants, Proceedings of the colloquia on social insects. Socium St. Petersburg, pp. 1-15
  • Janet C. (1905) : Anatomie de la tête du Lasius niger. Limoges Imprimerie-Librairie Ducourtieux et Gout
  • Keller R.A. (2011) : A Phylogenetic Analysis of Ant Morphology (Hymenoptera: Formicidae) with Special Reference to the Poneromorph Subfamilies. Bulletin of the American Museum of Natural History 355, 1-90 (lien)
  • Lubbock J. (1877) : On some points in the anatomy of ants. Journal of Microscopy 18, 120-142
  • Richter A. ; Garcia F.H. ; Keller R.A. ; Billen J. ; Economo E.P. & Beutel R.G. (2020) : Comparative analysis of worker head anatomy of Formica and Brachyponera (Hymenoptera: Formicidae). Arthropod Systematics & Phylogeny 78, 133-170 (lien)
  • Richter A. ; Keller R.A. ; Rosumek F.B. ; Economo E.P. ; Hita Garcia F. & Beutel R.G. (2019). The cephalic anatomy of workers of the ant species Wasmannia affinis (Formicidae, Hymenoptera, Insecta) and its evolutionary implications. Arthropod Structure & Development 49, 26-49 (lien)
  • Richter S. & Wirkner C.S. (2014) : A research program for Evolutionary Morphology. Journal of Zoological Systematics and Evolutionary Research 52, 338-350 (lien)
Recommandations d’ouvrages sur cette thématique :

 

 

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