L’Abeille de Wallace : histoire d’une découverte historique

L’Abeille de Wallace : histoire d’une découverte historique

Par Benoît GILLES
Historique

L’histoire débute en 1854 lorsque le célèbre naturaliste britannique Alfred Russel Wallace (1823-1913) arrive dans l’archipel Malais (Indonésie). Durant les 8 années de son séjour dans la région et après y avoir effectué environ 70 expéditions, parcourant ainsi plus de 22 000km, Wallace rapporta 125 660 spécimens dont 212 nouvelles espèces d’oiseaux et 83 200 de coléoptères dont plus de 1 000 nouvelles pour la science.

Photo 1 : Holotype femelle de Megachile pluto – Oxford Museum of Natural History (Source : Wallace Fund)

L’une des espèces d’insectes les plus emblématiques est sans conteste l’Abeille géante de Wallace (Megachile pluto – Apidae), la plus grande abeille au monde. La découverte a été réalisée en 1859 dans la jungle de l’île de Bacan dans le nord de l’archipel des Moluques (Indonésie) (photo 1 – Figure 2 ci-dessous).

Dans son journal, Wallace écrit : « le géant Megachile pluto n’a été vu qu’une seule fois dans l’île de Bacan. Elle a été découverte lors d’une excursion dans une étendue de forêts montagneuses, alors qu’elle volait en rond avec un bourdonnement comme celui produit par un Geotrupes (Coléoptères Scarabaeidae), jusqu’à ce qu’enfin elle soit heureusement capturée ». Cependant, les collections de mammifères, oiseaux et insectes étaient si spectaculaires qu’il ne parut qu’à peine impressionné par cette abeille remarquable. Dans son célèbre ouvrage « The Malay Archipelago » (1869), il a simplement enregistré sa découverte comme « un grand insecte ressemblant à une guêpe noire avec d’immense mandibules comme un Coléoptère cerf-volant ».

Le spécialiste des Hyménoptères du British Museum, Frederick Smith (1805-1879), qui a nommé l’espèce, eut une meilleure appréciation de l’intérêt de cette abeille. Dans sa description scientifique de 1860, il écrit : Cette espèce… est le plus grand ajout que Wallace ait fait à notre connaissance de la famille des Apidae ». 

Depuis, aucune trace de Megachile pluto durant près de 120 ans. Les scientifiques considéraient l’espèce comme éteinte !

Puis, en 1981, l’entomologiste américain Adam C. Messer a pu repérer 6 nids sur les îles montagneuses de Bacan, Halmahera et Tidor. Ces observations ont permis de documenter les habitudes de nidification des femelles. Cette abeille est si rare que les populations autochtones de ces régions n’avaient jamais vu de nids auparavant.

Alfred Russel Wallace : une vie d’exploration

A.R. Wallace (1823-1913)

Wallace est l’un des pères de la science moderne. Il est crédité, avec Charles Darwin, de la découverte de la théorie de l’évolution par sélection naturelle.

De 1848 à 1852, Wallace a exploré et collecté dans le bassin du fleuve Amazone, pour ensuite perdre presque toute sa collection et la plupart de ses notes lorsque son navire a pris feu, puis coulé lors du retour. Wallace et l’équipage ont finalement été secourus après dix jours en mer dans des canots de sauvetage démantelés. Malgré cela, il réussit à publier des articles, des livres et une carte qui lui valurent les éloges de la Royal Geographic Society.

Ses observations durant son séjour en Indonésie (1854-1862) l’ont conduit à découvrir une frontière biogéographique séparant deux grandes écozones, australienne et asiatique : la Ligne de Wallace.

Un vrai géant parmi les abeilles

Comparée aux Quasihesma et leur 1,8 mm de long, considérées comme les plus petites abeilles du monde (Queensland – Australie), l’abeille de Wallace fait réellement figure de géante. En effet, les femelles mesurent 39 mm de long et 63 mm d’envergure (taille d’un pouce humain), soit près de 22 fois plus !

En comparaison, une abeille domestique (Apis mellifera) mesure en moyenne 12 mm de long pour une envergure de 22 mm (figure 1).

Figure 1 : Comparaison de taille entre Megachile pluto et l’abeille européenne (Apis mellifera) (Source : Université de Georgie) (Modifié par B. Gilles)

 

Il existe un fort dimorphisme sexuel entre femelle et mâle. Le mâle semble en effet chétif à côté de la femelle avec ces 23 mm de long. La femelle Megachile pluto possède une tête massive mesurant 13mm de large, où s’insèrent deux énormes mandibules tridentées à leur sommet intervenant dans la collecte de résine et de fibres de bois (photos 1 et 3). Elles sont absentes chez le mâle.  

L’espèce est quasiment noire avec des ailes sont sombres et brillantes. Seule la partie antérieure de l’abdomen est ornée d’une bande rousse.

Biologie et éthologie

Tous les nids de l’abeille trouvés par Adam étaient cachés à l’intérieur de nids arboricoles (tronc et branches) occupés par des termites (Microcerotermes amboinensi) construits à partir de bois mâché des forêts primaires de basse altitude (photo 2). L’association de ces espèces semble obligatoire et symbiotique. Cette symbiose termitophile permettrait aux abeilles de se protéger contre les prédateurs ou les parasitoïdes (lien). De plus, nicher dans des termitières arboricoles offrirait des conditions environnementales favorables en termes hygrométrique et de température.  

L’étude des nids par Adam a permis de décrire leur architecture. Ainsi, les femelles, au nombre de 1 à 6, construisent un tunnel d’entrée horizontal s’ouvrant dans un tunnel principal vertical suffisamment large pour permettre à deux femelles de se croiser (vidéo ci-dessous). Dans ce tunnel s’ouvrent des cellules horizontales destinées à accueillir le couvain (15×27 mm pour les mâles et 19×41 mm pour les femelles). Le plus grand nid comportait 157 cellules dont 25 seulement utilisées. Les autres avaient été scellées par des couvains précédents puis abandonnées. La division du travail et le niveau de socialité de l’espèce ne sont pas encore déterminés.

 

Photo 2 : Megachile pluto femelle sur une termitière où se trouve son nid – Seule photo connue de l’espèce dans son milieu naturelle et de son nid (Source : Clay Bolt)

 

Pour construire leur nid, les femelles creusent des galeries, puis les recouvrent et les scellent avec un mélange de résine et de fibres de bois qui, en séchant, durcit, devient noir et imperméable, empêchant les termites d’entrer dans les cellules.

Photo 3 : Plaque antérieure de la tête de la femelle Megachile pluto (Source : zoologicallyobsessed)

Cette résine provient des fissures verticales de troncs d’arbres de la famille des Dipterocarpaceae, probablement Anisoptera thurifera. La femelle récupère de la résine à l’aide de ses mandibules pour en constituer une boule qu’elle fait rouler vers l’avant sur le tronc en utilisant la plaque antérieure (labrum) de sa tête à la manière d’un bulldozer (photo 3 ci-contre). Lorsque la boule atteint 10 mm, la femelle la ramène alors au nid maintenue entre ces deux mandibules et le labrum (lien). Des fibres de bois sont ensuite intégrées à la résine.

 

La résine a des propriétés fongicides permettant au nid d’être protégé contre les spores fongiques présents sur les grains de pollen.

Les cellules constituées, la femelle collecte du pollen provenant d’un large panel de plantes (avec une préférence probable pour les Myrtacées) puis le transporte sous son ventre jusqu’au nid. Une fois la quantité suffisante, la femelle pond un œuf de 9 mm de long. 

Aucun mâle n’a été observé à l’intérieur des nids ou collectant de la résine ou du pollen. Ils demeurent perchés sur des postes d’observation comme une plante grimpante près des sources de résine ou près du nid, se précipitant pour poursuivre les femelles ou chasser un mâle intrus.

Découverte récente et menaces

En janvier 2019, une équipe comprenant le photographe Clay Bolt, les biologistes Eli Wyman et Simon Robson, et l’écrivain Glen Chilton, est partie en Indonésie à la rencontre de Megachile pluto (Photos 2, 3 et 4). Après cinq jours de recherche infructueuse dans les termitières arboricoles pendant la saison des pluies, l’équipe, au bord du découragement, découvre enfin un nid et des cellules recouvertes de résines dans la dernière termitière.

Figure 2 : Archipel des Molluques – Indonésie (Source : Grands-espaces)

Les membres de l’équipe ont également pu, pour la première fois, photographier et filmer des individus vivant dans la nature. Clay Bolt décrit sa rencontre avec l’abeille : « un ronronnement profond et lent que l’on pouvait presque ressentir aussi bien qu’entendre ». Eli Wyman a expliqué avoir senti le déplacement de l’air lorsqu’elle volait : « une expérience tellement incroyable et tangible d’un animal qui n’avait vécu que dans mon imagination pendant des années ». 

D’autres entomologistes s’intéressent à cette espèce mythique. Ainsi, Nicolas Vereecken, écologiste à l’université de Bruxelles étudiant les abeilles, est parti à la recherche du spécimen recueilli par Wallace lui-même, conservé au Museum d’histoire naturelle d’Oxford. Dans sa quête, il a découvert en 2018 au Naturalis Biodiversity Center aux Pays-Bas, un spécimen collecté en 1991 par le français Roch Desmier de Chenon.

Ce dernier, aujourd’hui âgé de 80 ans, travaillait à l’époque pour l’Institut Indonésien de recherche sur le palmier à huile lorsqu’il a décidé de rechercher l’abeille géante sur l’île de Halmahera. Les habitants, dont certains connaissaient l’abeille, l’ont guidé vers un arbre particulier où les insectes collectaient la sève. Ses recherches l’ont amené à observer entre 20 à 30 spécimens. Chenon explique : « J’étais très heureux de la trouver parce que je savais que c’était une grande découverte ». Ses observations n’ont pas été publiées par crainte que les collectionneurs utilisent les informations à des fins néfastes.

Le même jour, Nicolas Vereecken découvre qu’un collectionneur proposait un spécimen en ligne pour 9100$. Plus tard, le même collectionneur en a vendu un autre pour quelques milliers de dollars.

Photos 2 et 3 : Iswan examinant une termitière arboricole contenant la première Abeille de Wallace et son nid (Source : Clay Bolt)

 

Nicolas Vereecken s’est alarmé par le fait que cet insecte puisse être ainsi vendu, tout en sachant que davantage de commerce est réalisé via des canaux moins visibles. Il a décrit ces ventes dans une étude publiée en décembre 2019 dans le Journal of Insect Conservation (lien).    

Photo 4 : Clay Bolt photographiant l’Abeille de Wallace lors de sa découverte (Source : Simon Robson)

Rendre public la découverte de cet insecte fait courir un risque en termes de trafic.  En réalité, les collectionneurs peu scrupuleux s’y étaient déjà intéressés. Au contraire, promouvoir sa découverte et sa spécificité pourrait aider le gouvernement provincial et les différents acteurs à se porter garant de sa protection. Comme l’écrit Clay Bolt : « Si nous ne faisons rien, cette abeille peut simplement être collectée et sombrer dans l’obscurité ».

Actuellement, la vente l’espèce est autorisée car elle n’est pas protégée par la Convention sur le Commerce international des espèces menacées d’extinction (CITES). L’Abeille géante de Wallace est actuellement considérée uniquement comme « vulnérable » par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). Nicolas Vereecken et d’autres pensent que l’espèce devrait être au moins classée comme « en danger » compte tenu de sa rareté et du fait que son aire de répartition semble très restreinte. Nicolas Vereecken mène donc les actions nécessaires pour faire évoluer le statut de l’espèce, une procédure nécessitant plusieurs études.

L’Abeille géante de Wallace fait également face à de nombreuses autres menaces comme la déforestation et la perte d’habitat en raison de la forte croissance de la filière de l’huile de palme.


Références Bibliographiques

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